Chapitre I Bien coupй

LES MISЙRABLES

Tome IV – L'IDYLLE RUE PLUMET ET L'ЙPOPЙE RUE SAINT-DENIS

(1862)

EN HOMMAGE А NOTRE AMI GUY QUI NOUS A QUITTЙ LE 30 JUIN 2004.

Tes amis du groupe qui pensent а toi.

TABLE DES MATIИRES

А PROPOS DE CETTE ЙDITION ЙLECTRONIQUE

Livre premier – Quelques pages d'histoire

Chapitre I Bien coupй

1831 et 1832, les deux annйes qui se rattachent immйdiatement а la Rйvolution de Juillet, sont un des moments les plus particuliers et les plus frappants de l’histoire. Ces deux annйes au milieu de celles qui les prйcиdent et qui les suivent sont comme deux montagnes. Elles ont la grandeur rйvolutionnaire. On y distingue des prйcipices. Les masses sociales, les assises mкmes de la civilisation, le groupe solide des intйrкts superposйs et adhйrents, les profils sйculaires de l’antique formation franзaise, y apparaissent et y disparaissent а chaque instant а travers les nuages orageux des systиmes, des passions et des thйories. Ces apparitions et ces disparitions ont йtй nommйes la rйsistance et le mouvement[1]. Par intervalles on y voit luire la vйritй, ce jour de l’вme humaine.

Cette remarquable йpoque est assez circonscrite et commence а s’йloigner assez de nous pour qu’on puisse en saisir dиs а prйsent les lignes principales.

Nous allons l’essayer.

La Restauration avait йtй une de ces phases intermйdiaires difficiles а dйfinir, oщ il y a de la fatigue, du bourdonnement, des murmures, du sommeil, du tumulte, et qui ne sont autre chose que l’arrivйe d’une grande nation а une йtape. Ces йpoques sont singuliиres et trompent les politiques qui veulent les exploiter. Au dйbut, la nation ne demande que le repos; on n’a qu’une soif, la paix; on n’a qu’une ambition, кtre petit. Ce qui est la traduction de rester tranquille. Les grands йvйnements, les grands hasards, les grandes aventures, les grands hommes, Dieu merci, on en a assez vu, on en a par-dessus la tкte. On donnerait Cйsar pour Prusias et Napolйon pour le roi d’Yvetot[2].»Quel bon petit roi c’йtait lа!» On a marchй depuis le point du jour, on est au soir d’une longue et rude journйe; on a fait le premier relais avec Mirabeau, le second avec Robespierre, le troisiиme avec Bonaparte, on est йreintй. Chacun demande un lit.

Les dйvouements las, les hйroпsmes vieillis, les ambitions repues, les fortunes faites cherchent, rйclament, implorent, sollicitent, quoi? Un gоte. Ils l’ont. Ils prennent possession de la paix, de la tranquillitй, du loisir; les voilа contents. Cependant en mкme temps de certains faits surgissent, se font reconnaоtre et frappent а la porte de leur cфtй. Ces faits sont sortis des rйvolutions et des guerres, ils sont, ils vivent, ils ont droit de s’installer dans la sociйtй et ils s’y installent; et la plupart du temps les faits sont des marйchaux des logis et des fourriers qui ne font que prйparer le logement aux principes.

Alors voici ce qui apparaоt aux philosophes politiques.

En mкme temps que les hommes fatiguйs demandent le repos, les faits accomplis demandent des garanties. Les garanties pour les faits, c’est la mкme chose que le repos pour les hommes.

C’est ce que l’Angleterre demandait aux Stuarts aprиs le protecteur[3]; c’est ce que la France demandait aux Bourbons aprиs l’Empire.

Ces garanties sont une nйcessitй des temps. Il faut bien les accorder. Les princes les «octroient», mais en rйalitй c’est la force des choses qui les donne. Vйritй profonde et utile а savoir, dont les Stuarts ne se doutиrent pas en 1660, que les Bourbons n’entrevirent mкme pas en 1814.

La famille prйdestinйe qui revint en France quand Napolйon s’йcroula eut la simplicitй fatale de croire que c’йtait elle qui donnait, et que ce qu’elle avait donnй elle pouvait le reprendre; que la maison de Bourbon possйdait le droit divin, que la France ne possйdait rien; et que le droit politique concйdй dans la charte de Louis XVIII n’йtait autre chose qu’une branche du droit divin, dйtachйe par la maison de Bourbon et gracieusement donnйe au peuple jusqu’au jour oщ il plairait au roi de s’en ressaisir. Cependant, au dйplaisir que le don lui faisait, la maison de Bourbon aurait dы sentir qu’il ne venait pas d’elle.

Elle fut hargneuse au dix-neuviиme siиcle. Elle fit mauvaise mine а chaque йpanouissement de la nation. Pour nous servir du mot trivial, c’est-а-dire populaire et vrai, elle rechigna. Le peuple le vit.

Elle crut qu’elle avait de la force parce que l’Empire avait йtй emportй devant elle comme un chвssis de thйвtre. Elle ne s’aperзut pas qu’elle avait йtй apportйe elle-mкme de la mкme faзon. Elle ne vit pas qu’elle aussi йtait dans cette main qui avait фtй de lа Napolйon.

Elle crut qu’elle avait des racines parce qu’elle йtait le passй. Elle se trompait; elle faisait partie du passй, mais tout le passй c’йtait la France. Les racines de la sociйtй franзaise n’йtaient point dans les Bourbons, mais dans la nation. Ces obscures et vivaces racines ne constituaient point le droit d’une famille, mais l’histoire d’un peuple. Elles йtaient partout, exceptй sous le trфne.

La maison de Bourbon йtait pour la France le nњud illustre et sanglant de son histoire, mais n’йtait plus l’йlйment principal de sa destinйe et la base nйcessaire de sa politique. On pouvait se passer des Bourbons; on s’en йtait passй vingt-deux ans; il y avait eu solution de continuitй; ils ne s’en doutaient pas. Et comment s’en seraient-ils doutйs, eux qui se figuraient que Louis XVII rйgnait le 9 thermidor et que Louis XVIII rйgnait le jour de Marengo? Jamais, depuis l’origine de l’histoire, les princes n’avaient йtй si aveugles en prйsence des faits et de la portion d’autoritй divine que les faits contiennent et promulguent. Jamais cette prйtention d’en bas qu’on appelle le droit des rois n’avait niй а ce point le droit d’en haut.

Erreur capitale qui amena cette famille а remettre la main sur les garanties «octroyйes» en 1814, sur les concessions, comme elle les qualifiait. Chose triste! ce qu’elle nommait ses concessions, c’йtaient nos conquкtes; ce qu’elle appelait nos empiйtements, c’йtaient nos droits.

Lorsque l’heure lui sembla venue, la Restauration, se supposant victorieuse de Bonaparte et enracinйe dans le pays, c’est-а-dire se croyant forte et se croyant profonde, prit brusquement son parti et risqua son coup. Un matin elle se dressa en face de la France, et, йlevant la voix, elle contesta le titre collectif et le titre individuel, а la nation la souverainetй, au citoyen la libertй. En d’autres termes, elle nia а la nation ce qui la faisait nation et au citoyen ce qui le faisait citoyen.

C’est lа le fond de ces actes fameux qu’on appelle les Ordonnances de juillet.

La Restauration tomba.

Elle tomba justement. Cependant, disons-le, elle n’avait pas йtй absolument hostile а toutes les formes du progrиs. De grandes choses s’йtaient faites, elle йtant а cфtй.

Sous la Restauration la nation s’йtait habituйe а la discussion dans le calme, ce qui avait manquй а la Rйpublique, et а la grandeur dans la paix, ce qui avait manquй а l’Empire. La France libre et forte avait йtй un spectacle encourageant pour les autres peuples de l’Europe. La rйvolution avait eu la parole sous Robespierre; le canon avait eu la parole sous Bonaparte; c’est sous Louis XVIII et Charles X que vint le tour de parole de l’intelligence. Le vent cessa, le flambeau se ralluma. On vit frissonner sur les cimes sereines la pure lumiиre des esprits. Spectacle magnifique, utile et charmant. On vit travailler pendant quinze ans, en pleine paix, en pleine place publique, ces grands principes, si vieux pour le penseur, si nouveaux pour l’homme d’Йtat: l’йgalitй devant la loi, la libertй de la conscience, la libertй de la parole, la libertй de la presse, l’accessibilitй de toutes les aptitudes а toutes les fonctions. Cela alla ainsi jusqu’en 1830. Les Bourbons furent un instrument de civilisation qui cassa dans les mains de la providence.

La chute des Bourbons fut pleine de grandeur, non de leur cфtй, mais du cфtй de la nation. Eux quittиrent le trфne avec gravitй, mais sans autoritй; leur descente dans la nuit ne fut pas une de ces disparitions solennelles qui laissent une sombre йmotion а l’histoire; ce ne fut ni le calme spectral de Charles I, ni le cri d’aigle de Napolйon. Ils s’en allиrent, voilа tout. Ils dйposиrent la couronne et ne gardиrent pas d’aurйole. Ils furent dignes, mais ils ne furent pas augustes. Ils manquиrent dans une certaine mesure а la majestй de leur malheur. Charles X, pendant le voyage de Cherbourg, faisant couper une table ronde en table carrйe, parut plus soucieux de l’йtiquette en pйril que de la monarchie croulante. Cette diminution attrista les hommes dйvouйs qui aimaient leurs personnes et les hommes sйrieux qui honoraient leur race. Le peuple, lui, fut admirable. La nation, attaquйe un matin а main armйe par une sorte d’insurrection royale, se sentit tant de force qu’elle n’eut pas de colиre. Elle se dйfendit, se contint, remit les choses а leur place, le gouvernement dans la loi, les Bourbons dans l’exil, hйlas! et s’arrкta. Elle prit le vieux roi Charles X sous ce dais qui avait abritй Louis XIV, et le posa а terre doucement. Elle ne toucha aux personnes royales qu’avec tristesse et prйcaution. Ce ne fut pas un homme, ce ne furent pas quelques hommes, ce fut la France, la France entiиre, la France victorieuse et enivrйe de sa victoire, qui sembla se rappeler et qui pratiqua aux yeux du monde entier ces graves paroles de Guillaume du Vair aprиs la journйe des barricades: «Il est aysй а ceux qui ont accoutumй d’effleurer les faveurs des grands et saulter, comme un oiseau de branche en branche, d’une fortune affligйe а une florissante, de se montrer hardis contre leur prince en son adversitй; mais pour moi la fortune de mes roys me sera toujours vйnйrable, et principalement des affligйs[4].»

Les Bourbons emportиrent le respect, mais non le regret. Comme nous venons de le dire, leur malheur fut plus grand qu’eux. Ils s’effacиrent а l’horizon.

La Rйvolution de Juillet eut tout de suite des amis et des ennemis dans le monde entier. Les uns se prйcipitиrent vers elle avec enthousiasme et joie, les autres s’en dйtournиrent, chacun selon sa nature. Les princes de l’Europe, au premier moment, hiboux de cette aube, fermиrent les yeux, blessйs et stupйfaits, et ne les rouvrirent que pour menacer. Effroi qui se comprend, colиre qui s’excuse. Cette йtrange rйvolution avait а peine йtй un choc; elle n’avait pas mкme fait а la royautй vaincue l’honneur de la traiter en ennemie et de verser son sang. Aux yeux des gouvernements despotiques toujours intйressйs а ce que la libertй se calomnie elle-mкme, la Rйvolution de Juillet avait le tort d’кtre formidable et de rester douce. Rien du reste ne fut tentй ni machinй contre elle. Les plus mйcontents, les plus irritйs, les plus frйmissants, la saluaient; quels que soient nos йgoпsmes et nos rancunes, un respect mystйrieux sort des йvйnements dans lesquels on sent la collaboration de quelqu’un qui travaille plus haut que l’homme.

La Rйvolution de Juillet est le triomphe du droit terrassant le fait. Chose pleine de splendeur.

Le droit terrassant le fait. De lа l’йclat de la rйvolution de 1830, de lа sa mansuйtude aussi. Le droit qui triomphe n’a nul besoin d’кtre violent.

Le droit, c’est le juste et le vrai.

Le propre du droit, c’est de rester йternellement beau et pur. Le fait, mкme le plus nйcessaire en apparence, mкme le mieux acceptй des contemporains, s’il n’existe que comme fait et s’il ne contient que trop peu de droit ou point du tout de droit, est destinй infailliblement а devenir, avec la durйe du temps, difforme, immonde, peut-кtre mкme monstrueux. Si l’on veut constater d’un coup а quel degrй de laideur le fait peut arriver, vu а la distance des siиcles, qu’on regarde Machiavel. Machiavel, ce n’est point un mauvais gйnie, ni un dйmon, ni un йcrivain lвche et misйrable; ce n’est rien que le fait. Et ce n’est pas seulement le fait italien, c’est le fait europйen, le fait du seiziиme siиcle. Il semble hideux, et il l’est, en prйsence de l’idйe morale du dix-neuviиme.

Cette lutte du droit et du fait dure depuis l’origine des sociйtйs. Terminer le duel, amalgamer l’idйe pure avec la rйalitй humaine, faire pйnйtrer pacifiquement le droit dans le fait et le fait dans le droit, voilа le travail des sages.

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