Chapitre V Faits d’oщ l’histoire sort et que l’histoire ignore

Vers la fin d’avril, tout s’йtait aggravй. La fermentation devenait du bouillonnement. Depuis 1830, il y avait eu за et lа de petites йmeutes partielles, vite comprimйes, mais renaissantes, signe d’une vaste conflagration sous-jacente. Quelque chose de terrible couvait. On entrevoyait les linйaments encore peu distincts et mal йclairйs d’une rйvolution possible. La France regardait Paris; Paris regardait le faubourg Saint-Antoine.

Le faubourg Saint-Antoine, sourdement chauffй, entrait en йbullition.

Les cabarets de la rue de Charonne йtaient, quoique la jonction de ces deux йpithиtes semble singuliиre appliquйe а des cabarets, graves et orageux.

Le gouvernement y йtait purement et simplement mis en question. On y discutait publiquement la chose pour se battre ou pour rester tranquille. Il y avait des arriиre-boutiques oщ l’on faisait jurer а des ouvriers qu’ils se trouveraient dans la rue au premier cri d’alarme, et «qu’ils se battraient sans compter le nombre des ennemis.» Une fois l’engagement pris, un homme assis dans un coin du cabaret «faisait une voix sonore» et disait: Tu l’entends! tu l’as jurй! Quelquefois on montait au premier йtage dans une chambre close, et lа il se passait des scиnes presque maзonniques. On faisait prкter а l’initiй des serments pour lui rendre service ainsi qu’aux pиres de famille. C’йtait la formule.

Dans les salles basses on lisait des brochures «subversives». Ils crossaient le gouvernement, dit un rapport secret du temps.

On y entendait des paroles comme celles-ci: – Je ne sais pas les noms des chefs. Nous autres, nous ne saurons le jour que deux heures d’avance. – Un ouvrier disait: – Nous sommes trois cents, mettons chacun dix sous, cela fera cent cinquante francs pour fabriquer des balles et de la poudre. – Un autre disait: – Je ne demande pas six mois, je n’en demande pas deux. Avant quinze jours nous serons en parallиle avec le gouvernement. Avec vingt-cinq mille hommes on peut se mettre en face. – Un autre disait: – Je ne me couche pas parce que je fais des cartouches la nuit. – De temps en temps des hommes «en bourgeois et en beaux habits» venaient, «faisant des embarras», et ayant l’air «de commander», donnaient des poignйes de mains aux plus importants, et s’en allaient. Ils ne restaient jamais plus de dix minutes. On йchangeait а voix basse des propos significatifs. – Le complot est mыr, la chose est comble. – «C’йtait bourdonnй par tous ceux qui йtaient lа», pour emprunter l’expression mкme d’un des assistants. L’exaltation йtait telle qu’un jour, en plein cabaret, un ouvrier s’йcria: Nous n’avons pas d’armes! – Un de ses camarades rйpondit: – Les soldats en ont! – parodiant ainsi, sans s’en douter, la proclamation de Bonaparte а l’armйe d’Italie. – «Quand ils avaient quelque chose de plus secret, ajoute un rapport, ils ne se le communiquaient pas lа.» On ne comprend guиre ce qu’ils pouvaient cacher aprиs avoir dit ce qu’ils disaient.

Les rйunions йtaient quelquefois pйriodiques. А de certaines, on n’йtait jamais plus de huit ou dix, et toujours les mкmes. Dans d’autres, entrait qui voulait, et la salle йtait si pleine qu’on йtait forcй de se tenir debout. Les uns s’y trouvaient par enthousiasme et passion; les autres parce que c’йtait leur chemin pour aller au travail. Comme pendant la rйvolution, il y avait dans ces cabarets des femmes patriotes qui embrassaient les nouveaux venus.

D’autres faits expressifs se faisaient jour.

Un homme entrait dans un cabaret, buvait et sortait en disant: Marchand de vin, ce qui est dы, la rйvolution le payera.

Chez un cabaretier en face de la rue de Charonne on nommait des agents rйvolutionnaires. Le scrutin se faisait dans des casquettes.

Des ouvriers se rйunissaient chez un maоtre d’escrime qui donnait des assauts rue de Cotte. Il y avait lа un trophйe d’armes formй d’espadons en bois, de cannes, de bвtons et de fleurets. Un jour on dйmoucheta les fleurets. Un ouvrier disait: – Nous sommes vingt-cinq, mais on ne compte pas sur moi, parce qu’on me regarde comme une machine. – Cette machine a йtй plus tard Quйnisset[16].

Les choses quelconques qui se prйmйditaient prenaient peu а peu on ne sait quelle йtrange notoriйtй. Une femme balayant sa porte disait а une autre femme: – Depuis longtemps on travaille а force а faire des cartouches. – On lisait en pleine rue des proclamations adressйes aux gardes nationales des dйpartements. Une de ces proclamations йtait signйe: Burtot, marchand de vin.

Un jour, а la porte d’un liquoriste du marchй Lenoir, un homme ayant un collier de barbe et l’accent italien montait sur une borne et lisait а haute voix un йcrit singulier qui semblait йmaner d’un pouvoir occulte. Des groupes s’йtaient formйs autour de lui et applaudissaient. Les passages qui remuaient le plus la foule ont йtй recueillis et notйs. – «… Nos doctrines sont entravйes, nos proclamations sont dйchirйes, nos afficheurs sont guettйs et jetйs en prison…».»La dйbвcle qui vient d’avoir lieu dans les cotons nous a converti plusieurs juste-milieu.» – «… L’avenir des peuples s’йlabore dans nos rangs obscurs.» – «… Voici les termes posйs: action ou rйaction, rйvolution ou contre-rйvolution. Car, а notre йpoque, on ne croit plus а l’inertie ni а l’immobilitй. Pour le peuple ou contre le peuple, c’est la question. Il n’y en a pas d’autre.» – «… Le jour oщ nous ne vous conviendrons plus, cassez-nous, mais jusque-lа aidez-nous а marcher.» Tout cela en plein jour.

D’autres faits, plus audacieux encore, йtaient suspects au peuple а cause de leur audace mкme. Le 4 avril 1832, un passant montait sur la borne qui fait l’angle de la rue Sainte-Marguerite et criait: Je suis babouviste! Mais sous Babeuf le peuple flairait Gisquet[17].

Entre autres choses, ce passant disait:

– «А bas la propriйtй! L’opposition de gauche est lвche et traоtre. Quand elle veut avoir raison, elle prкche la rйvolution. Elle est dйmocrate pour n’кtre pas battue, et royaliste pour ne pas combattre. Les rйpublicains sont des bкtes а plumes. Dйfiez-vous des rйpublicains, citoyens travailleurs.»

– Silence, citoyen mouchard! cria un ouvrier.

Ce cri mit fin au discours.

Des incidents mystйrieux se produisaient.

А la chute du jour, un ouvrier rencontrait prиs du canal «un homme bien mis» qui lui disait: – Oщ vas-tu, citoyen? – Monsieur, rйpondait l’ouvrier, je n’ai pas l’honneur de vous connaоtre. – Je te connais bien, moi. Et l’homme ajoutait: Ne crains pas. Je suis l’agent du comitй. On te soupзonne de n’кtre pas bien sыr. Tu sais que si tu rйvйlais quelque chose, on a l’њil sur toi. – Puis il donnait а l’ouvrier une poignйe de main et s’en allait en disant: – Nous nous reverrons bientфt.

La police, aux йcoutes, recueillait, non plus seulement dans les cabarets, mais dans la rue, des dialogues singuliers:

– Fais-toi recevoir bien vite, disait un tisserand а un йbйniste.

– Pourquoi?

– Il va y avoir un coup de feu а faire.

Deux passants en haillons йchangeaient ces rйpliques remarquables, grosses d’une apparente jacquerie:

– Qui nous gouverne?

– C’est monsieur Philippe.

– Non, c’est la bourgeoisie.

On se tromperait si l’on croyait que nous prenons le mot jacquerie en mauvaise part. Les Jacques, c’йtaient les pauvres. Or ceux qui ont faim ont droit.

Une autre fois, on entendait passer deux hommes dont l’un disait а l’autre: – Nous avons un bon plan d’attaque.

D’une conversation intime entre quatre hommes accroupis dans un fossй du rond-point de la barriиre du Trфne, on ne saisissait que ceci:

– On fera le possible pour qu’il ne se promиne plus dans Paris.

Qui, il? Obscuritй menaзante.

«Les principaux chefs», comme on disait dans le faubourg, se tenaient а l’йcart. On croyait qu’ils se rйunissaient, pour se concerter, dans un cabaret prиs de la pointe Saint-Eustache. Un nommй Aug. –, chef de la Sociйtй des Secours pour les tailleurs, rue Mondйtour, passait pour servir d’intermйdiaire central entre les chefs et le faubourg Saint-Antoine. Nйanmoins, il y eut toujours beaucoup d’ombre sur ces chefs, et aucun fait certain ne put infirmer la fiertй singuliиre de cette rйponse faite plus tard par un accusй devant la Cour des pairs:

– Quel йtait votre chef?

– Je n’en connaissais pas, et je n’en reconnaissais pas.

Ce n’йtaient guиre encore que des paroles, transparentes, mais vagues; quelquefois des propos en l’air, des on-dit, des ouп-dire. D’autres indices survenaient.

Un charpentier, occupй rue de Reuilly а clouer les planches d’une palissade autour d’un terrain oщ s’йlevait une maison en construction, trouvait dans ce terrain un fragment de lettre dйchirйe oщ йtaient encore lisibles les lignes que voici:

– «… Il faut que le comitй prenne des mesures pour empкcher le recrutement dans les sections pour les diffйrentes sociйtйs…»

Et en post-scriptum:

«Nous avons appris qu’il y avait des fusils rue du Faubourg-Poissonniиre, n° 5 (bis), au nombre de cinq ou six mille, chez un armurier, dans une cour. La section ne possиde point d’armes.»

Ce qui fit que le charpentier s’йmut et montra la chose а ses voisins, c’est qu’а quelques pas plus loin il ramassa un autre papier йgalement dйchirй et plus significatif encore, dont nous reproduisons la configuration а cause de l’intйrкt historique de ces йtranges documents[18]:

Q C D E

u og a¹ fe

Apprenez cette liste par cњur. Aprиs, vous la dйchirerez. Les hommes admis en feront autant lorsque vous leur aurez transmis des ordres.

Salut et fraternitй.

L.

Les personnes qui furent alors dans le secret de cette trouvaille n’ont connu que plus tard le sous-entendu de ces quatre majuscules: quinturions, centurions, dйcurions, йclaireurs, et le sens de ces lettres: u og a¹ fe qui йtait une date et qui voulait dire ce 15 avril 1832. Sous chaque majuscule йtaient inscrits des noms suivis d’indications trиs caractйristiques. Ainsi: – Q. Bannerel. 8 fusils. 83 cartouches. Homme sыr. – C. Boubiиre. 1 pistolet. 40 cartouches. – D. Rollet. 1 fleuret. 1 pistolet. 1 livre de poudre. – E. Teissier. 1 sabre. 1 giberne. Exact. – Terreur 8 fusils, Brave, etc.

Enfin ce charpentier trouva, toujours dans le mкme enclos, un troisiиme papier sur lequel йtait йcrite au crayon, mais trиs lisiblement, cette espиce de liste йnigmatique:

Unitй. Blanchard. Arbre-sec. 6.

Barra. Soize. Salle-au-Comte.

Kosciusko. Aubry le boucher?

J. J. R.

Caпus Gracchus.

Droit de rйvision. Dufond. Four.

Chute des Girondins. Derbac. Maubuйe.

Washington. Pinson. 1 pist. 86 cart.

Marseillaise.

Souver. du peuple. Michel. Quincampoix. Sabre.

Hoche.

Marceau. Platon. Arbre-sec.

Varsovie. Tilly, crieur du Populaire[19].

L’honnкte bourgeois entre les mains duquel cette liste йtait demeurйe en sut la signification. Il paraоt que cette liste йtait la nomenclature complиte des sections du quatriиme arrondissement de la sociйtй des Droits de l’Homme, avec les noms et les demeures des chefs de sections. Aujourd’hui que tous ces faits restйs dans l’ombre ne sont plus que de l’histoire, on peut les publier. Il faut ajouter que la fondation de la sociйtй des Droits de l’Homme semble avoir йtй postйrieure а la date oщ ce papier fut trouvй. Peut-кtre n’йtait-ce qu’une йbauche.

Cependant, aprиs les propos et les paroles, aprиs les indices йcrits, des faits matйriels commenзaient а percer.

Rue Popincourt, chez un marchand de bric-а-brac, on saisissait dans le tiroir d’une commode sept feuilles de papier gris toutes йgalement pliйes en long et en quatre; ces feuilles recouvraient vingt-six carrйs de ce mкme papier gris pliйs en forme de cartouche, et une carte sur laquelle on lisait ceci:

Salpкtre ……………………… 12 onces.

Soufre ……………………… 2 onces.

Charbon ……………………… 2 onces et demie.

Eau ……………………… 2 onces.

Le procиs-verbal de saisie constatait que le tiroir exhalait une forte odeur de poudre.

Un maзon revenant, sa journйe faite, oubliait un petit paquet sur un banc prиs du pont d’Austerlitz. Ce paquet йtait portй au corps de garde. On l’ouvrait et l’on y trouvait deux dialogues imprimйs, signйs Lahautiиre, une chanson intitulйe: Ouvriers, associez-vous, et une boоte de fer-blanc pleine de cartouches.

Un ouvrier buvant avec un camarade lui faisait tвter comme il avait chaud, l’autre sentait un pistolet sous sa veste.

Dans un fossй sur le boulevard, entre le Pиre-Lachaise et la barriиre du Trфne, а l’endroit le plus dйsert, des enfants, en jouant, dйcouvraient sous un tas de copeaux et d’йpluchures un sac qui contenait un moule а balles, un mandrin en bois а faire des cartouches, une sйbile dans laquelle il y avait des grains de poudre de chasse, et une petite marmite en fonte dont l’intйrieur offrait des traces йvidentes de plomb fondu.

Des agents de police, pйnйtrant а l’improviste а cinq heures du matin chez un nommй Pardon, qui fut plus tard sectionnaire de la section Barricade-Merry et se fit tuer dans l’insurrection d’avril 1834, le trouvaient debout prиs de son lit, tenant а la main des cartouches qu’il йtait en train de faire.

Vers l’heure oщ les ouvriers se reposent, deux hommes йtaient vus se rencontrant entre la barriиre Picpus et la barriиre Charenton dans un petit chemin de ronde entre deux murs prиs d’un cabaretier qui a un jeu de Siam devant sa porte. L’un tirait de dessous sa blouse et remettait а l’autre un pistolet. Au moment de le lui remettre il s’apercevait que la transpiration de sa poitrine avait communiquй quelque humiditй а la poudre. Il amorзait le pistolet et ajoutait de la poudre а celle qui йtait dйjа dans le bassinet. Puis les deux hommes se quittaient.

Un nommй Gallais, tuй plus tard rue Beaubourg dans l’affaire d’avril, se vantait d’avoir chez lui sept cents cartouches et vingt-quatre pierres а fusil.

Le gouvernement reзut un jour l’avis qu’il venait d’кtre distribuй des armes au faubourg et deux cent mille cartouches. La semaine d’aprиs trente mille cartouches furent distribuйes. Chose remarquable, la police n’en put saisir aucune. Une lettre interceptйe portait: – «Le jour n’est pas loin oщ en quatre heures d’horloge quatre-vingt mille patriotes seront sous les armes.»

Toute cette fermentation йtait publique, on pourrait presque dire tranquille. L’insurrection imminente apprкtait son orage avec calme en face du gouvernement. Aucune singularitй ne manquait а cette crise encore souterraine, mais dйjа perceptible. Les bourgeois parlaient paisiblement aux ouvriers de ce qui se prйparait. On disait: Comment va l’йmeute? du ton dont on eыt dit: Comment va votre femme?

Un marchand de meubles, rue Moreau, demandait: – Eh bien, quand attaquez-vous?

Un autre boutiquier disait:

– On attaquera bientфt? je le sais. Il y a un mois vous йtiez quinze mille, maintenant vous кtes vingt-cinq mille. – Il offrait son fusil, et un voisin offrait un petit pistolet qu’il voulait vendre sept francs.

Du reste, la fiиvre rйvolutionnaire gagnait. Aucun point de Paris ni de la France n’en йtait exempt. L’artиre battait partout. Comme ces membranes qui naissent de certaines inflammations et se forment dans le corps humain, le rйseau des sociйtйs secrиtes commenзait а s’йtendre sur le pays. De l’association des Amis du peuple, publique et secrиte tout а la fois, naissait la sociйtй des Droits de l’Homme, qui datait ainsi un de ses ordres du jour: Pluviфse, an 40 de l’иre rйpublicaine, qui devait survivre mкme а des arrкts de cour d’assises prononзant sa dissolution, et qui n’hйsitait pas а donner а ses sections des noms significatifs tels que ceux-ci:

Des piques.

Tocsin.

Canon d’alarme.

Bonnet phrygien.

21 janvier.

Des Gueux.

Des Truands.

Marche en avant.

Robespierre.

Niveau.

Зa ira.

La sociйtй des Droits de l’Homme engendrait la sociйtй d’Action. C’йtaient les impatients qui se dйtachaient et couraient devant. D’autres associations cherchaient а se recruter dans les grandes sociйtйs mиres. Les sectionnaires se plaignaient d’кtre tiraillйs. Ainsi la sociйtй Gauloise et le Comitй organisateur des municipalitйs. Ainsi les associations pour la libertй de la presse, pour la libertй individuelle, pour l’instruction du peuple, contre les impфts indirects. Puis la sociйtй des Ouvriers йgalitaires, qui se divisait en trois fractions, les йgalitaires, les communistes, les rйformistes. Puis l’Armйe des Bastilles, une espиce de cohorte organisйe militairement, quatre hommes commandйs par un caporal, dix par un sergent, vingt par un sous-lieutenant, quarante par un lieutenant; il n’y avait jamais plus de cinq hommes qui se connussent. Crйation oщ la prйcaution est combinйe avec l’audace et qui semble empreinte du gйnie de Venise. Le comitй central, qui йtait la tкte, avait deux bras, la sociйtй d’Action et l’Armйe des Bastilles. Une association lйgitimiste, les Chevaliers de la Fidйlitй, remuait parmi ces affiliations rйpublicaines. Elle y йtait dйnoncйe et rйpudiйe.

Les sociйtйs parisiennes se ramifiaient dans les principales villes. Lyon, Nantes, Lille et Marseille avaient leur sociйtй des Droits de l’Homme, la Charbonniиre, les Hommes libres. Aix avait une sociйtй rйvolutionnaire qu’on appelait la Cougourde. Nous avons dйjа prononcй ce mot[20].

А Paris, le faubourg Saint-Marceau n’йtait guиre moins bourdonnant que le faubourg Saint-Antoine, et les йcoles pas moins йmues que les faubourgs. Un cafй de la rue Saint-Hyacinthe et l’estaminet des Sept-Billards, rue des Mathurins-Saint-Jacques, servaient de lieux de ralliement aux йtudiants. La sociйtй des Amis de l’A B C, affiliйe aux mutuellistes d’Angers et а la Cougourde d’Aix, se rйunissait, on l’a vu, au cafй Musain. Ces mкmes jeunes gens se retrouvaient aussi, nous l’avons dit, dans un restaurant cabaret prиs de la rue Mondйtour qu’on appelait Corinthe. Ces rйunions йtaient secrиtes. D’autres йtaient aussi publiques que possible, et l’on peut juger de ces hardiesses par ce fragment d’un interrogatoire subi dans un des procиs ultйrieurs: – Oщ se tint cette rйunion? – Rue de la Paix. – Chez qui? – Dans la rue. – Quelles sections йtaient lа? – Une seule. – Laquelle? – La section Manuel. – Qui йtait le chef? – Moi. – Vous кtes trop jeune pour avoir pris tout seul ce grave parti d’attaquer le gouvernement. D’oщ vous venaient vos instructions? – Du comitй central.

L’armйe йtait minйe en mкme temps que la population, comme le prouvиrent plus tard les mouvements de Belfort, de Lunйville et d’Йpinal. On comptait sur le cinquante-deuxiиme rйgiment, sur le cinquiиme, sur le huitiиme, sur le trente-septiиme, et sur le vingtiиme lйger. En Bourgogne, et dans les villes du midi on plantait l’arbre de la Libertй, c’est-а-dire un mвt surmontй d’un bonnet rouge.

Telle йtait la situation.

Cette situation, le faubourg Saint-Antoine, plus que tout autre groupe de population, comme nous l’avons dit en commenзant, la rendait sensible et l’accentuait. C’est lа qu’йtait le point de cфtй.

Ce vieux faubourg, peuplй comme une fourmiliиre, laborieux, courageux et colиre comme une ruche, frйmissait dans l’attente et dans le dйsir d’une commotion. Tout s’y agitait sans que le travail fыt pour cela interrompu. Rien ne saurait donner l’idйe de cette physionomie vive et sombre. Il y a dans ce faubourg de poignantes dйtresses cachйes sous le toit des mansardes; il y a lа aussi des intelligences ardentes et rares. C’est surtout en fait de dйtresse et d’intelligence qu’il est dangereux que les extrкmes se touchent.

Le faubourg Saint-Antoine avait encore d’autres causes de tressaillement; car il reзoit le contre-coup des crises commerciales, des faillites, des grиves, des chфmages, inhйrents aux grands йbranlements politiques. En temps de rйvolution la misиre est а la fois cause et effet. Le coup qu’elle frappe lui revient. Cette population, pleine de vertu fiиre, capable au plus haut point de calorique latent, toujours prкte aux prises d’armes, prompte aux explosions, irritйe, profonde, minйe, semblait n’attendre que la chute d’une flammиche. Toutes les fois que de certaines йtincelles flottent sur l’horizon, chassйes par le vent des йvйnements, on ne peut s’empкcher de songer au faubourg Saint-Antoine et au redoutable hasard qui a placй aux portes de Paris cette poudriиre de souffrances et d’idйes.

Les cabarets du faubourg Antoine, qui se sont plus d’une fois dessinйs dans l’esquisse qu’on vient de lire, ont une notoriйtй historique. En temps de troubles on s’y enivre de paroles plus que de vin. Une sorte d’esprit prophйtique et un effluve d’avenir y circule, enflant les cњurs et grandissant les вmes. Les cabarets du faubourg Antoine ressemblent а ces tavernes du Mont Aventin bвties sur l’antre de la sibylle et communiquant avec les profonds souffles sacrйs; tavernes dont les tables йtaient presque des trйpieds, et oщ l’on buvait ce qu’Ennius appelle le vin sibyllin.

Le faubourg Saint-Antoine est un rйservoir de peuple. L’йbranlement rйvolutionnaire y fait des fissures par oщ coule la souverainetй populaire. Cette souverainetй peut mal faire, elle se trompe comme toute autre; mais, mкme fourvoyйe, elle reste grande. On peut dire d’elle comme du cyclope aveugle, Ingens[21].

En 93, selon que l’idйe qui flottait йtait bonne ou mauvaise, selon que c’йtait le jour du fanatisme ou de l’enthousiasme, il partait du faubourg Saint-Antoine tantфt des lйgions sauvages, tantфt des bandes hйroпques.

Sauvages. Expliquons-nous sur ce mot. Ces hommes hйrissйs qui, dans les jours gйnйsiaques du chaos rйvolutionnaire, dйguenillйs, hurlants, farouches, le casse-tкte levй, la pique haute, se ruaient sur le vieux Paris bouleversй, que voulaient-ils? Ils voulaient la fin des oppressions, la fin des tyrannies, la fin du glaive, le travail pour l’homme, l’instruction pour l’enfant, la douceur sociale pour la femme, la libertй, l’йgalitй, la fraternitй, le pain pour tous, l’idйe pour tous, l’йdйnisation du monde, le progrиs; et cette chose sainte, bonne et douce, le progrиs, poussйs а bout, hors d’eux-mкmes, ils la rйclamaient terribles, demi-nus, la massue au poing, le rugissement а la bouche. C’йtaient les sauvages, oui; mais les sauvages de la civilisation.

Ils proclamaient avec furie le droit; ils voulaient, fыt-ce par le tremblement et l’йpouvante, forcer le genre humain au paradis. Ils semblaient des barbares et ils йtaient des sauveurs. Ils rйclamaient la lumiиre avec le masque de la nuit.

En regard de ces hommes, farouches, nous en convenons, et effrayants, mais farouches et effrayants pour le bien, il y a d’autres hommes, souriants, brodйs, dorйs, enrubannйs, constellйs, en bas de soie, en plumes blanches, en gants jaunes, en souliers vernis, qui, accoudйs а une table de velours au coin d’une cheminйe de marbre, insistent doucement pour le maintien et la conservation du passй, du Moyen-Вge, du droit divin, du fanatisme, de l’ignorance, de l’esclavage, de la peine de mort, de la guerre, glorifiant а demi-voix et avec politesse le sabre, le bыcher et l’йchafaud. Quant а nous, si nous йtions forcй а l’option entre les barbares de la civilisation et les civilisйs de la barbarie, nous choisirions les barbares.

Mais, grвce au ciel, un autre choix est possible. Aucune chute а pic n’est nйcessaire, pas plus en avant qu’en arriиre. Ni despotisme, ni terrorisme. Nous voulons le progrиs en pente douce.

Dieu y pourvoit. L’adoucissement des pentes, c’est lа toute la politique de Dieu.

Не нашли, что искали? Воспользуйтесь поиском: