Chapitre II Jean Valjean garde national

Ce jardin ainsi livrй а lui-mкme depuis plus d’un demi-siиcle йtait devenu extraordinaire et charmant. Les passant d’il y a quarante ans[42] s’arrкtaient dans cette rue pour le contempler, sans se douter des secrets qu’il dйrobait derriиre ses йpaisseurs fraоches et vertes. Plus d’un songeur а cette йpoque a laissй bien des fois ses yeux et sa pensйe pйnйtrer indiscrиtement а travers les barreaux de l’antique grille cadenassйe, tordue, branlante, scellйe а deux piliers verdis et moussus, bizarrement couronnй d’un fronton d’arabesques indйchiffrables.

Il y avait un banc de pierre dans un coin, une ou deux statues moisies, quelques treillages dйclouйs par le temps pourrissant sur le mur; du reste plus d’allйes ni de gazon; du chiendent partout. Le jardinage йtait parti, et la nature йtait revenue. Les mauvaises herbes abondaient, aventure admirable pour un pauvre coin de terre. La fкte des giroflйes y йtait splendide. Rien dans ce jardin ne contrariait l’effort sacrй des choses vers la vie; la croissance vйnйrable йtait lа chez elle. Les arbres s’йtaient baissйs vers les ronces, les ronces йtaient montйes vers les arbres, la plante avait grimpй, la branche avait flйchi, ce qui rampe sur la terre avait йtй trouver ce qui s’йpanouit dans l’air, ce qui flotte au vent s’йtait penchй vers ce qui se traоne dans la mousse; troncs, rameaux, feuilles, fibres, touffes, vrilles, sarments, йpines, s’йtaient mкlйs, traversйs, mariйs, confondus; la vйgйtation, dans un embrassement йtroit et profond, avait cйlйbrй et accompli lа, sous l’њil satisfait du crйateur, en cet enclos de trois cents pieds carrйs, le saint mystиre de sa fraternitй, symbole de la fraternitй humaine. Ce jardin n’йtait plus un jardin, c’йtait une broussaille colossale; c’est-а-dire quelque chose qui est impйnйtrable comme une forкt, peuplй comme une ville, frissonnant comme un nid, sombre comme une cathйdrale, odorant comme un bouquet, solitaire comme une tombe, vivant comme une foule.

En florйal, cet йnorme buisson, libre derriиre sa grille et dans ses quatre murs, entrait en rut dans le sourd travail de la germination universelle, tressaillait au soleil levant presque comme une bкte qui aspire les effluves de l’amour cosmique et qui sent la sиve d’avril monter et bouillonner dans ses veines, et, secouant au vent sa prodigieuse chevelure verte, semait sur la terre humide, sur les statues frustes, sur le perron croulant du pavillon et jusque sur le pavй de la rue dйserte, les fleurs en йtoiles, la rosйe en perles, la fйconditй, la beautй, la vie, la joie, les parfums. А midi mille papillons blancs s’y rйfugiaient, et c’йtait un spectacle divin de voir lа tourbillonner en flocons dans l’ombre cette neige vivante de l’йtй. Lа, dans ces gaies tйnиbres de la verdure, une foule de voix innocentes parlaient doucement а l’вme, et ce que les gazouillements avaient oubliй de dire, les bourdonnements le complйtaient. Le soir une vapeur de rкverie se dйgageait du jardin et l’enveloppait; un linceul de brume, une tristesse cйleste et calme, le couvraient; l’odeur si enivrante des chиvrefeuilles et des liserons en sortait de toute part comme un poison exquis et subtil; on entendait les derniers appels des grimperaux et des bergeronnettes s’assoupissant sous les branchages; on y sentait cette intimitй sacrйe de l’oiseau et de l’arbre; le jour les ailes rйjouissent les feuilles, la nuit les feuilles protиgent les ailes.

L’hiver, la broussaille йtait noire, mouillйe, hйrissйe, grelottante, et laissait un peu voir la maison. On apercevait, au lieu de fleurs dans les rameaux et de rosйe dans les fleurs, les longs rubans d’argent des limaces sur le froid et йpais tapis des feuilles jaunes; mais de toute faзon, sous tout aspect, en toute saison, printemps, hiver, йtй, automne, ce petit enclos respirait la mйlancolie, la contemplation, la solitude, la libertй, l’absence de l’homme, la prйsence de Dieu; et la vieille grille rouillйe avait l’air de dire: ce jardin est а moi.

Le pavй de Paris avait beau кtre lа tout autour, les hфtels classiques et splendides de la rue de Varenne а deux pas, le dфme des Invalides tout prиs, la Chambre des dйputйs pas loin; les carrosses de la rue de Bourgogne et de la rue Saint-Dominique avaient beau rouler fastueusement dans le voisinage, les omnibus jaunes, bruns, blancs, rouges avaient beau se croiser dans le carrefour prochain, le dйsert йtait rue Plumet; et la mort des anciens propriйtaires, une rйvolution qui avait passй, l’йcroulement des antiques fortunes, l’absence, l’oubli, quarante ans d’abandon et de viduitй, avaient suffi pour ramener dans ce lieu privilйgiй les fougиres, les bouillons-blancs, les ciguлs, les achillйes, les digitales, les hautes herbes, les grandes plantes gaufrйes aux larges feuilles de drap vert pвle, les lйzards, les scarabйes, les insectes inquiets et rapides; pour faire sortir des profondeurs de la terre et reparaоtre entre ces quatre murs je ne sais quelle grandeur sauvage et farouche; et pour que la nature, qui dйconcerte les arrangements mesquins de l’homme et qui se rйpand toujours tout entiиre lа oщ elle se rйpand, aussi bien dans la fourmi que dans l’aigle, en vоnt а s’йpanouir dans un mйchant petit jardin parisien avec autant de rudesse et de majestй que dans une forкt vierge du Nouveau Monde.

Rien n’est petit en effet; quiconque est sujet aux pйnйtrations profondes de la nature, le sait. Bien qu’aucune satisfaction absolue ne soit donnйe а la philosophie, pas plus de circonscrire la cause que de limiter l’effet, le contemplateur tombe dans des extases sans fond а cause de toutes ces dйcompositions de forces aboutissant а l’unitй[43]. Tout travaille а tout.

L’algиbre s’applique aux nuages; l’irradiation de l’astre profite а la rose; aucun penseur n’oserait dire que le parfum de l’aubйpine est inutile aux constellations. Qui donc peut calculer le trajet d’une molйcule? que savons-nous si des crйations de mondes ne sont point dйterminйes par des chutes de grains de sable? qui donc connaоt les flux et les reflux rйciproques de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, le retentissement des causes dans les prйcipices de l’кtre, et les avalanches de la crйation? Un ciron importe; le petit est grand, le grand est petit; tout est en йquilibre dans la nйcessitй; effrayante vision pour l’esprit. Il y a entre les кtres et les choses des relations de prodige; dans cet inйpuisable ensemble, de soleil а puceron, on ne se mйprise pas; on a besoin les uns des autres. La lumiиre n’emporte pas dans l’azur les parfums terrestres sans savoir ce qu’elle en fait; la nuit fait des distributions d’essence stellaire aux fleurs endormies. Tous les oiseaux qui volent ont а la patte le fil de l’infini. La germination se complique de l’йclosion d’un mйtйore et du coup de bec de l’hirondelle brisant l’њuf, et elle mиne de front la naissance d’un ver de terre et l’avиnement de Socrate. Oщ finit le tйlescope, le microscope commence. Lequel des deux a la vue la plus grande? Choisissez. Une moisissure est une plйiade de fleurs; une nйbuleuse est une fourmiliиre d’йtoiles. Mкme promiscuitй, et plus inouпe encore, des choses de l’intelligence et des faits de la substance. Les йlйments et les principes se mкlent, se combinent, s’йpousent, se multiplient les uns par les autres, au point de faire aboutir le monde matйriel et le monde moral а la mкme clartй. Le phйnomиne est en perpйtuel repli sur lui-mкme. Dans les vastes йchanges cosmiques, la vie universelle va et vient en quantitйs inconnues, roulant tout dans l’invisible mystиre des effluves, employant tout, ne perdant pas un rкve de pas un sommeil, semant un animalcule ici, йmiettant un astre lа, oscillant et serpentant, faisant de la lumiиre une force et de la pensйe un йlйment, dissйminйe et indivisible, dissolvant tout, exceptй ce point gйomйtrique, le moi; ramenant tout а l’вme atome; йpanouissant tout en Dieu; enchevкtrant, depuis la plus haute jusqu’а la plus basse, toutes les activitйs dans l’obscuritй d’un mйcanisme vertigineux, rattachant le vol d’un insecte au mouvement de la terre, subordonnant, qui sait? ne fыt-ce que par l’identitй de la loi, l’йvolution de la comиte dans le firmament au tournoiement de l’infusoire dans la goutte d’eau. Machine faite d’esprit. Engrenage йnorme dont le premier moteur est le moucheron et dont la derniиre roue est le zodiaque.

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