Chapitre VII А tristesse, tristesse et demie

Toutes les situations ont leurs instincts. La vieille et йternelle mиre nature avertissait sourdement Jean Valjean de la prйsence de Marius. Jean Valjean tressaillait dans le plus obscur de sa pensйe. Jean Valjean ne voyait rien, ne savait rien, et considйrait pourtant avec une attention opiniвtre les tйnиbres oщ il йtait, comme s’il sentait d’un cфtй quelque chose qui se construisait, et de l’autre quelque chose qui s’йcroulait. Marius, averti aussi, et, ce qui est la profonde loi du bon Dieu, par cette mкme mиre nature, faisait tout ce qu’il pouvait pour se dйrober au «pиre». Il arrivait cependant que Jean Valjean l’apercevait quelquefois. Les allures de Marius n’йtaient plus du tout naturelles. Il avait des prudences louches et des tйmйritйs gauches. Il ne venait plus tout prиs comme autrefois; il s’asseyait loin et restait en extase; il avait un livre et faisait semblant de lire; pourquoi faisait-il semblant? Autrefois il venait avec son vieux habit, maintenant il avait tous les jours son habit neuf; il n’йtait pas bien sыr qu’il ne se fоt point friser, il avait des yeux tout drфles, il mettait des gants; bref, Jean Valjean dйtestait cordialement ce jeune homme.

Cosette ne laissait rien deviner. Sans savoir au juste ce qu’elle avait, elle avait bien le sentiment que c’йtait quelque chose et qu’il fallait le cacher.

Il y avait entre le goыt de toilette qui йtait venu а Cosette et l’habitude d’habits neufs qui йtait poussйe а cet inconnu un parallйlisme importun а Jean Valjean. C’йtait un hasard peut-кtre, sans doute, а coup sыr, mais un hasard menaзant.

Jamais il n’ouvrait la bouche а Cosette de cet inconnu.

Un jour cependant, il ne put s’en tenir, et avec ce vague dйsespoir qui jette brusquement la sonde dans son malheur, il lui dit: – Que voilа un jeune homme qui a l’air pйdant!

Cosette, l’annйe d’auparavant, petite fille indiffйrente, eыt rйpondu: – Mais non, il est charmant. Dix ans plus tard, avec l’amour de Marius au cњur, elle eыt rйpondu: – Pйdant et insupportable а voir! vous avez bien raison! – Au moment de la vie et du cњur oщ elle йtait, elle se borna а rйpondre avec un calme suprкme:

– Ce jeune homme-lа!

Comme si elle le regardait pour la premiиre fois de sa vie.

– Que je suis stupide! pensa Jean Valjean. Elle ne l’avait pas encore remarquй. C’est moi qui le lui montre.

Ф simplicitй des vieux! profondeur des enfants!

C’est encore une loi de ces fraоches annйes de souffrance et de souci, de ces vives luttes du premier amour contre les premiers obstacles, la jeune fille ne se laisse prendre а aucun piиge, le jeune homme tombe dans tous. Jean Valjean avait commencй contre Marius une sourde guerre que Marius, avec la bкtise sublime de sa passion et de son вge, ne devina point. Jean Valjean lui tendit une foule d’embыches; il changea d’heures, il changea de banc, il oublia son mouchoir, il vint seul au Luxembourg; Marius donna tкte baissйe dans tous les panneaux; et а tous ces points d’interrogation plantйs sur sa route par Jean Valjean, il rйpondit ingйnument oui. Cependant Cosette restait murйe dans son insouciance apparente et dans sa tranquillitй imperturbable, si bien que Jean Valjean arriva а cette conclusion: Ce dadais est amoureux fou de Cosette, mais Cosette ne sait seulement pas qu’il existe.

Il n’en avait pas moins dans le cњur un tremblement douloureux. La minute oщ Cosette aimerait pouvait sonner d’un instant а l’autre. Tout ne commence-t-il pas par l’indiffйrence?

Une seule fois Cosette fit une faute et l’effraya. Il se levait du banc pour partir aprиs trois heures de station, elle dit: – Dйjа!

Jean Valjean n’avait pas discontinuй les promenades au Luxembourg, ne voulant rien faire de singulier et par-dessus tout redoutant de donner l’йveil а Cosette; mais pendant ces heures si douces pour les deux amoureux, tandis que Cosette envoyait son sourire а Marius enivrй qui ne s’apercevait que de cela et maintenant ne voyait plus rien dans ce monde qu’un radieux visage adorй, Jean Valjean fixait sur Marius des yeux йtincelants et terribles. Lui qui avait fini par ne plus se croire capable d’un sentiment malveillant, il y avait des instants oщ, quand Marius йtait lа, il croyait redevenir sauvage et fйroce, et il sentait se rouvrir et se soulever contre ce jeune homme ces vieilles profondeurs de son вme oщ il y avait eu jadis tant de colиre. Il lui semblait presque qu’il se reformait en lui des cratиres inconnus.

Quoi! il йtait lа, cet кtre! que venait-il faire? il venait tourner, flairer, examiner, essayer! il venait dire: hein? pourquoi pas? il venait rфder autour de sa vie, а lui Jean Valjean! rфder autour de son bonheur, pour le prendre et l’emporter!

Jean Valjean ajoutait: – Oui, c’est cela! que vient-il chercher? une aventure! que veut-il? une amourette! Une amourette! et moi! Quoi! j’aurai йtй d’abord le plus misйrable des hommes, et puis le plus malheureux, j’aurai fait soixante ans de la vie sur les genoux, j’aurai souffert tout ce qu’on peut souffrir, j’aurai vieilli sans avoir йtй jeune, j’aurai vйcu sans famille, sans parents, sans amis, sans femme, sans enfants, j’aurai laissй de mon sang sur toutes les pierres, sur toutes les ronces, а toutes les bornes, le long de tous les murs, j’aurai йtй doux quoiqu’on fыt dur pour moi et bon quoiqu’on fыt mйchant, je serai redevenu honnкte homme malgrй tout, je me serai repenti du mal que j’ai fait et j’aurai pardonnй le mal qu’on m’a fait, et au moment oщ je suis rйcompensй, au moment oщ c’est fini, au moment oщ je touche au but, au moment oщ j’ai ce que je veux, c’est bon, c’est bien, je l’ai payй, je l’ai gagnй, tout cela s’en ira, tout cela s’йvanouira, et je perdrai Cosette, et je perdrai ma vie, ma joie, mon вme, parce qu’il aura plu а un grand niais de venir flвner au Luxembourg!

Alors ses prunelles s’emplissaient d’une clartй lugubre et extraordinaire. Ce n’йtait plus un homme qui regarde un homme; ce n’йtait pas un ennemi qui regarde un ennemi. C’йtait un dogue qui regarde un voleur.

On sait le reste[48]. Marius continua d’кtre insensй. Un jour il suivit Cosette rue de l’Ouest, un autre jour il parla au portier. Le portier de son cфtй parla, et dit а Jean Valjean: – Monsieur, qu’est-ce que c’est donc qu’un jeune homme curieux qui vous a demandй? – Le lendemain Jean Valjean jeta а Marius ce coup d’њil dont Marius s’aperзut enfin. Huit jours aprиs, Jean Valjean avait dйmйnagй. Il se jura qu’il ne remettrait plus les pieds ni au Luxembourg, ni rue de l’Ouest. Il retourna rue Plumet.

Cosette ne se plaignit pas, elle ne dit rien, elle ne fit pas de questions, elle ne chercha а savoir aucun pourquoi; elle en йtait dйjа а la pйriode oщ l’on craint d’кtre pйnйtrй et de se trahir. Jean Valjean n’avait aucune expйrience de ces misиres, les seules qui soient charmantes et les seules qu’il ne connыt pas; cela fit qu’il ne comprit point la grave signification du silence de Cosette. Seulement il remarqua qu’elle йtait devenue triste, et il devint sombre. C’йtait de part et d’autre des inexpйriences aux prises.

Une fois il fit un essai. Il demanda а Cosette:

– Veux-tu venir au Luxembourg?

Un rayon illumina le visage pвle de Cosette.

– Oui, dit-elle.

Ils y allиrent. Trois mois s’йtaient йcoulйs. Marius n’y allait plus. Marius n’y йtait pas.

Le lendemain Jean Valjean redemanda а Cosette:

– Veux-tu venir au Luxembourg?

Elle rйpondit tristement et doucement:

– Non.

Jean Valjean fut froissй de cette tristesse et navrй de cette douceur.

Que se passait-il dans cet esprit si jeune et dйjа si impйnйtrable? Qu’est-ce qui йtait en train de s’y accomplir? qu’arrivait-il а l’вme de Cosette? Quelquefois, au lieu de se coucher, Jean Valjean restait assis prиs de son grabat la tкte dans ses mains, et il passait des nuits entiиres а se demander: Qu’y a-t-il dans la pensйe de Cosette? et а songer aux choses auxquelles elle pouvait songer.

Oh! dans ces moments-lа, quels regards douloureux il tournait vers le cloоtre, ce sommet chaste, ce lieu des anges, cet inaccessible glacier de la vertu! Comme il contemplait avec un ravissement dйsespйrй ce jardin du couvent, plein de fleurs ignorйes et de vierges enfermйes, oщ tous les parfums et toutes les вmes montent droit vers le ciel! Comme il adorait cet йden refermй а jamais, dont il йtait sorti volontairement et follement descendu! Comme il regrettait son abnйgation et sa dйmence d’avoir ramenй Cosette au monde, pauvre hйros du sacrifice, saisi et terrassй par son dйvouement mкme! comme il se disait: Qu’ai-je fait?

Du reste rien de ceci ne perзait pour Cosette. Ni humeur, ni rudesse. Toujours la mкme figure sereine et bonne. Les maniиres de Jean Valjean йtaient plus tendres et plus paternelles que jamais. Si quelque chose eыt pu faire deviner moins de joie, c’йtait plus de mansuйtude.

De son cфtй, Cosette languissait. Elle souffrait de l’absence de Marius comme elle avait joui de sa prйsence, singuliиrement, sans savoir au juste. Quand Jean Valjean avait cessй de la conduire aux promenades habituelles, un instinct de femme lui avait confusйment murmurй au fond du cњur qu’il ne fallait pas paraоtre tenir au Luxembourg, et que si cela lui йtait indiffйrent, son pиre l’y ramиnerait. Mais les jours, les semaines et les mois se succйdиrent. Jean Valjean avait acceptй tacitement le consentement tacite de Cosette. Elle le regretta. Il йtait trop tard. Le jour oщ elle retourna au Luxembourg, Marius n’y йtait plus. Marius avait donc disparu; c’йtait fini, que faire? le retrouverait-elle jamais? Elle se sentit un serrement de cњur que rien ne dilatait et qui s’accroissait chaque jour; elle ne sut plus si c’йtait l’hiver ou l’йtй, le soleil ou la pluie, si les oiseaux chantaient, si l’on йtait aux dahlias ou aux pвquerettes, si le Luxembourg йtait plus charmant que les Tuileries, si le linge que rapportait la blanchisseuse йtait trop empesй ou pas assez, si Toussaint avait fait bien ou mal «son marchй», et elle resta accablйe, absorbйe, attentive а une seule pensйe, l’њil vague et fixe, comme lorsqu’on regarde dans la nuit la place noire et profonde oщ une apparition s’est йvanouie.

Du reste elle non plus ne laissa rien voir а Jean Valjean, que sa pвleur. Elle lui continua son doux visage.

Cette pвleur ne suffisait que trop pour occuper Jean Valjean. Quelquefois il lui demandait:

– Qu’as-tu?

Elle rйpondait:

– Je n’ai rien.

Et aprиs un silence, comme elle le devinait triste aussi, elle reprenait:

– Et vous, pиre, est-ce que vous avez quelque chose?

– Moi? rien, disait-il.

Ces deux кtres qui s’йtaient si exclusivement aimйs, et d’un si touchant amour, et qui avaient vйcu longtemps l’un pour l’autre, souffraient maintenant l’un а cфtй de l’autre, l’un а cause de l’autre, sans se le dire, sans s’en vouloir, et en souriant.

Chapitre VIII
La cadиne[49]

Le plus malheureux des deux, c’йtait Jean Valjean. La jeunesse, mкme dans ses chagrins, a toujours une clartй а elle.

А de certains moments, Jean Valjean souffrait tant qu’il devenait puйril. C’est le propre de la douleur de faire reparaоtre le cфtй enfant de l’homme. Il sentait invinciblement que Cosette lui йchappait. Il eыt voulu lutter, la retenir, l’enthousiasmer par quelque chose d’extйrieur et d’йclatant. Ces idйes, puйriles, nous venons de le dire, et en mкme temps sйniles, lui donnиrent, par leur enfantillage mкme, une notion assez juste de l’influence de la passementerie sur l’imagination des jeunes filles. Il lui arriva une fois de voir passer dans la rue un gйnйral а cheval en grand uniforme, le comte Coutard, commandant de Paris. Il envia cet homme dorй; il se dit quel bonheur ce serait de pouvoir mettre cet habit-lа qui йtait une chose incontestable, que si Cosette le voyait ainsi, cela l’йblouirait, que lorsqu’il donnerait le bras а Cosette et qu’il passerait devant la grille des Tuileries, on lui prйsenterait les armes, et que cela suffirait а Cosette et lui фterait l’idйe de regarder les jeunes gens.

Une secousse inattendue vint se mкler а ces pensйes tristes.

Dans la vie isolйe qu’ils menaient, et depuis qu’ils йtaient venus se loger rue Plumet, ils avaient une habitude. Ils faisaient quelquefois la partie de plaisir d’aller voir se lever le soleil, genre de joie douce qui convient а ceux qui entrent dans la vie et а ceux qui en sortent.

Se promener de grand matin, pour qui aime la solitude, йquivaut а se promener la nuit, avec la gaоtй de la nature de plus. Les rues sont dйsertes, et les oiseaux chantent. Cosette, oiseau elle-mкme, s’йveillait volontiers de bonne heure. Ces excursions matinales se prйparaient la veille. Il proposait, elle acceptait. Cela s’arrangeait comme un complot, on sortait avant le jour, et c’йtait autant de petits bonheurs pour Cosette. Ces excentricitйs innocentes plaisent а la jeunesse.

La pente de Jean Valjean йtait, on le sait, d’aller aux endroits peu frйquentйs, aux recoins solitaires, aux lieux d’oubli. Il y avait alors aux environs des barriиres de Paris des espиces de champs pauvres, presque mкlйs а la ville, oщ il poussait, l’йtй, un blй maigre, et qui, l’automne, aprиs la rйcolte faite, n’avaient pas l’air moissonnйs, mais pelйs. Jean Valjean les hantait avec prйdilection. Cosette ne s’y ennuyait point. C’йtait la solitude pour lui, la libertй pour elle. Lа, elle redevenait petite fille, elle pouvait courir et presque jouer, elle фtait son chapeau, le posait sur les genoux de Jean Valjean, et cueillait des bouquets. Elle regardait les papillons sur les fleurs, mais ne les prenait pas; les mansuйtudes et les attendrissements naissent avec l’amour, et la jeune fille, qui a en elle un idйal tremblant et fragile, a pitiй de l’aile du papillon. Elle tressait en guirlandes des coquelicots qu’elle mettait sur sa tкte, et qui, traversйs et pйnйtrйs de soleil, empourprйs jusqu’au flamboiement, faisaient а ce frais visage rose une couronne de braises.

Mкme aprиs que leur vie avait йtй attristйe, ils avaient conservй leur habitude de promenades matinales.

Donc un matin d’octobre, tentйs par la sйrйnitй parfaite de l’automne de 1831, ils йtaient sortis, et ils se trouvaient au petit jour prиs de la barriиre du Maine. Ce n’йtait pas l’aurore, c’йtait l’aube; minute ravissante et farouche. Quelques constellations за et lа dans l’azur pвle et profond, la terre toute noire, le ciel tout blanc, un frisson dans les brins d’herbe, partout le mystйrieux saisissement du crйpuscule. Une alouette, qui semblait mкlйe aux йtoiles, chantait а une hauteur prodigieuse, et l’on eыt dit que cet hymne de la petitesse а l’infini calmait l’immensitй. А l’orient, le Val-de-Grвce dйcoupait, sur l’horizon clair d’une clartй d’acier, sa masse obscure; Vйnus йblouissante montait derriиre ce dфme et avait l’air d’une вme qui s’йvade d’un йdifice tйnйbreux.

Tout йtait paix et silence; personne sur la chaussйe; dans les bas cфtйs, quelques rares ouvriers, а peine entrevus, se rendant а leur travail.

Jean Valjean s’йtait assis dans la contre-allйe sur des charpentes dйposйes а la porte d’un chantier. Il avait le visage tournй vers la route, et le dos tournй au jour; il oubliait le soleil qui allait se lever; il йtait tombй dans une de ces absorptions profondes oщ tout l’esprit se concentre, qui emprisonnent mкme le regard et qui йquivalent а quatre murs. Il y a des mйditations qu’on pourrait nommer verticales; quand on est au fond, il faut du temps pour revenir sur la terre. Jean Valjean йtait descendu dans une de ces songeries-lа. Il pensait а Cosette, au bonheur possible si rien ne se mettait entre elle et lui, а cette lumiиre dont elle remplissait sa vie, lumiиre qui йtait la respiration de son вme. Il йtait presque heureux dans cette rкverie. Cosette, debout prиs de lui, regardait les nuages devenir roses.

Tout а coup, Cosette s’йcria: Pиre, on dirait qu’on vient lа-bas. Jean Valjean leva les yeux.

Cosette avait raison.

La chaussйe qui mиne а l’ancienne barriиre du Maine prolonge, comme on sait, la rue de Sиvres, et est coupйe а angle droit par le boulevard intйrieur. Au coude de la chaussйe et du boulevard, а l’endroit oщ se fait l’embranchement, on entendait un bruit difficile а expliquer а pareille heure, et une sorte d’encombrement confus apparaissait. On ne sait quoi d’informe, qui venait du boulevard, entrait dans la chaussйe.

Cela grandissait, cela semblait se mouvoir avec ordre, pourtant c’йtait hйrissй et frйmissant; cela semblait une voiture, mais on n’en pouvait distinguer le chargement. Il y avait des chevaux, des roues, des cris; des fouets claquaient. Par degrйs les linйaments se fixиrent, quoique noyйs de tйnиbres. C’йtait une voiture, en effet, qui venait de tourner du boulevard sur la route et qui se dirigeait vers la barriиre prиs de laquelle йtait Jean Valjean; une deuxiиme, du mкme aspect, la suivit, puis une troisiиme, puis une quatriиme; sept chariots dйbouchиrent successivement, la tкte des chevaux touchant l’arriиre des voitures. Des silhouettes s’agitaient sur ces chariots, on voyait des йtincelles dans le crйpuscule comme s’il y avait des sabres nus, on entendait un cliquetis qui ressemblait а des chaоnes remuйes, cela avanзait, les voix grossissaient, et c’йtait une chose formidable comme il en sort de la caverne des songes.

En approchant, cela prit forme, et s’йbaucha derriиre les arbres avec le blкmissement de l’apparition; la masse blanchit; le jour qui se levait peu а peu plaquait une lueur blafarde sur ce fourmillement а la fois sйpulcral et vivant, les tкtes de silhouettes devinrent des faces de cadavres, et voici ce que c’йtait:

Sept voitures marchaient а la file sur la route. Les six premiиres avaient une structure singuliиre. Elles ressemblaient а des haquets de tonneliers; c’йtaient des espиces de longues йchelles posйes sur deux roues et formant brancard а leur extrйmitй antйrieure. Chaque haquet, disons mieux, chaque йchelle йtait attelйe de quatre chevaux bout а bout. Sur ces йchelles йtaient traоnйes d’йtranges grappes d’hommes. Dans le peu de jour qu’il faisait, on ne voyait pas ces hommes; on les devinait. Vingt-quatre sur chaque voiture, douze de chaque cфtй, adossйs les uns aux autres, faisant face aux passants, les jambes dans le vide, ces hommes cheminaient ainsi; et ils avaient derriиre le dos quelque chose qui sonnait et qui йtait une chaоne et au cou quelque chose qui brillait et qui йtait un carcan. Chacun avait son carcan, mais la chaоne йtait pour tous; de faзon que ces vingt-quatre hommes, s’il leur arrivait de descendre du haquet et de marcher, йtaient saisis par une sorte d’unitй inexorable et devaient serpenter sur le sol avec la chaоne pour vertиbre а peu prиs comme le mille-pieds. А l’avant et а l’arriиre de chaque voiture, deux hommes, armйs de fusils, se tenaient debout, ayant chacun une des extrйmitйs de la chaоne sous son pied. Les carcans йtaient carrйs. La septiиme voiture, vaste fourgon а ridelles, mais sans capote, avait quatre roues et six chevaux, et portait un tas sonore de chaudiиres de fer, de marmites de fonte, de rйchauds et de chaоnes, oщ йtaient mкlйs quelques hommes garrottйs et couchйs tout de leur long, qui paraissaient malades. Ce fourgon, tout а claire-voie, йtait garni de claies dйlabrйes qui semblaient avoir servi aux vieux supplices.

Ces voitures tenaient le milieu du pavй. Des deux cфtйs marchaient en double haie des gardes d’un aspect infвme, coiffйs de tricornes claques comme les soldats du Directoire, tachйs, trouйs, sordides, affublйs d’uniformes d’invalides et de pantalons de croque-morts, mi-partis gris et bleus, presque en lambeaux, avec des йpaulettes rouges, des bandouliиres jaunes, des coupe-choux, des fusils et des bвtons; espиces de soldats goujats. Ces sbires semblaient composйs de l’abjection du mendiant et de l’autoritй du bourreau. Celui qui paraissait leur chef tenait а la main un fouet de poste. Tous ces dйtails, estompйs par le crйpuscule, se dessinaient de plus en plus dans le jour grandissant. En tкte et en queue du convoi, marchaient des gendarmes а cheval, graves, le sabre au poing.

Ce cortиge йtait si long qu’au moment oщ la premiиre voiture atteignait la barriиre, la derniиre dйbouchait а peine du boulevard.

Une foule, sortie on ne sait d’oщ et formйe en un clin d’њil, comme cela est frйquent а Paris, se pressait des deux cфtйs de la chaussйe et regardait. On entendait dans les ruelles voisines des cris de gens qui s’appelaient et les sabots des maraоchers qui accouraient pour voir.

Les hommes entassйs sur les haquets se laissaient cahoter en silence. Ils йtaient livides du frisson du matin. Ils avaient tous des pantalons de toile et les pieds nus dans des sabots. Le reste du costume йtait а la fantaisie de la misиre. Leurs accoutrements йtaient hideusement disparates; rien n’est plus funиbre que l’arlequin des guenilles. Feutres dйfoncйs, casquettes goudronnйes, d’affreux bonnets de laine, et, prиs du bourgeron, l’habit noir crevй aux coudes; plusieurs avaient des chapeaux de femme; d’autres йtaient coiffйs d’un panier; on voyait des poitrines velues, et а travers les dйchirures des vкtements on distinguait des tatouages, des temples de l’amour, des cњurs enflammйs, des Cupidons. On apercevait aussi des dartres et des rougeurs malsaines. Deux ou trois avaient une corde de paille fixйe aux traverses du haquet, et suspendue au-dessous d’eux comme un йtrier, qui leur soutenait les pieds. L’un d’eux tenait а la main et portait а sa bouche quelque chose qui avait l’air d’une pierre noire et qu’il semblait mordre; c’йtait du pain qu’il mangeait. Il n’y avait lа que des yeux secs, йteints, ou lumineux d’une mauvaise lumiиre. La troupe d’escorte maugrйait, les enchaоnйs ne soufflaient pas; de temps en temps on entendait le bruit d’un coup de bвton sur les omoplates ou sur les tкtes; quelques-uns de ces hommes bвillaient; les haillons йtaient terribles; les pieds pendaient, les йpaules oscillaient; les tкtes s’entre-heurtaient, les fers tintaient, les prunelles flambaient fйrocement, les poings se crispaient ou s’ouvraient inertes comme des mains de morts; derriиre le convoi, une troupe d’enfants йclatait de rire.

Cette file de voitures, quelle qu’elle fыt, йtait lugubre. Il йtait йvident que demain, que dans une heure, une averse pouvait йclater, qu’elle serait suivie d’une autre, et d’une autre, et que les vкtements dйlabrйs seraient traversйs, qu’une fois mouillйs, ces hommes ne se sйcheraient plus, qu’une fois glacйs, ils ne se rйchaufferaient plus, que leurs pantalons de toile seraient collйs par l’ondйe sur leurs os, que l’eau emplirait leurs sabots, que les coups de fouet ne pourraient empкcher le claquement des mвchoires, que la chaоne continuerait de les tenir par le cou, que leurs pieds continueraient de pendre; et il йtait impossible de ne pas frйmir en voyant ces crйatures humaines liйes ainsi et passives sous les froides nuйes d’automne, et livrйes а la pluie, а la bise, а toutes les furies de l’air, comme des arbres et comme des pierres.

Les coups de bвton n’йpargnaient pas mкme les malades, qui gisaient nouйs de cordes et sans mouvement sur la septiиme voiture et qu’on semblait avoir jetйs lа comme des sacs pleins de misиre.

Brusquement, le soleil parut; l’immense rayon de l’orient jaillit, et l’on eыt dit qu’il mettait le feu а toutes ces tкtes farouches. Les langues se dйliиrent; un incendie de ricanements, de jurements et de chansons fit explosion. La large lumiиre horizontale coupa en deux toute la file, illuminant les tкtes et les torses, laissant les pieds et les roues dans l’obscuritй. Les pensйes apparurent sur les visages; ce moment fut йpouvantable; des dйmons visibles, а masques tombйs, des вmes fйroces toutes nues. Йclairйe, cette cohue resta tйnйbreuse. Quelques-uns, gais, avaient а la bouche des tuyaux de plume d’oщ ils soufflaient de la vermine sur la foule, choisissant les femmes; l’aurore accentuait par la noirceur des ombres ces profils lamentables; pas un de ces кtres qui ne fыt difforme а force de misиre; et c’йtait si monstrueux qu’on eыt dit que cela changeait la clartй du soleil en lueur d’йclair. La voiturйe qui ouvrait le cortиge avait entonnй et psalmodiait а tue-tкte avec une jovialitй hagarde un pot-pourri de Dйsaugiers, alors fameux, la Vestale[50], les arbres frйmissaient lugubrement; dans les contre-allйes, des faces de bourgeois йcoutaient avec une bйatitude idiote ces gaudrioles chantйes par des spectres.

Toutes les dйtresses йtaient dans ce cortиge comme un chaos; il y avait lа l’angle facial de toutes les bкtes, des vieillards, des adolescents, des crвnes nus, des barbes grises, des monstruositйs cyniques, des rйsignations hargneuses, des rictus sauvages, des attitudes insensйes, des groins coiffйs de casquettes, des espиces de tкtes de jeunes filles avec des tire-bouchons sur les tempes, des visages enfantins et, а cause de cela, horribles, de maigres faces de squelettes auxquelles il ne manquait que la mort. On voyait sur la premiиre voiture un nиgre, qui, peut-кtre, avait йtй esclave et qui pouvait comparer les chaоnes. L’effrayant niveau d’en bas, la honte, avait passй sur ces fronts; а ce degrй d’abaissement, les derniиres transformations йtaient subies par tous dans les derniиres profondeurs; et l’ignorance changйe en hйbйtement йtait l’йgale de l’intelligence, changйe en dйsespoir. Pas de choix possible entre ces hommes qui apparaissaient aux regards comme l’йlite de la boue. Il йtait clair que l’ordonnateur quelconque de cette procession immonde ne les avait pas classйs. Ces кtres avaient йtй liйs et accouplйs pкle-mкle, dans le dйsordre alphabйtique probablement, et chargйs au hasard sur ces voitures. Cependant des horreurs groupйes finissent toujours par dйgager une rйsultante; toute addition de malheureux donne un total; il sortait de chaque chaоne une вme commune, et chaque charretйe avait sa physionomie. А cфtй de celle qui chantait, il y en avait une qui hurlait; une troisiиme mendiait; on en voyait une qui grinзait des dents; une autre menaзait les passants, une autre blasphйmait Dieu; la derniиre se taisait comme la tombe. Dante eыt cru voir les sept cercles de l’enfer en marche.

Marche des damnations vers les supplices, faite sinistrement, non sur le formidable char fulgurant de l’Apocalypse mais, chose plus sombre, sur la charrette des gйmonies.

Un des gardes, qui avait un crochet au bout de son bвton, faisait de temps en temps mine de remuer ces tas d’ordure humains. Une vieille femme dans la foule les montrait du doigt а un petit garзon de cinq ans, et lui disait: Gredin, cela t’apprendra!

Comme les chants et les blasphиmes grossissaient, celui qui semblait le capitaine de l’escorte fit claquer son fouet, et, а ce signal, une effroyable bastonnade sourde et aveugle qui faisait le bruit de la grкle tomba sur les sept voiturйes; beaucoup rugirent et йcumиrent; ce qui redoubla la joie des gamins accourus, nuйe de mouches sur ces plaies.

L’њil de Jean Valjean йtait devenu effrayant. Ce n’йtait plus une prunelle; c’йtait cette vitre profonde qui remplace le regard chez certains infortunйs, qui semble inconsciente de la rйalitй, et oщ flamboie la rйverbйration des йpouvantes et des catastrophes. Il ne regardait pas un spectacle; il subissait une vision. Il voulut se lever, fuir, йchapper; il ne put remuer un pied. Quelquefois les choses qu’on voit vous saisissent et vous tiennent. Il demeura clouй, pйtrifiй, stupide, se demandant, а travers une confuse angoisse inexprimable, ce que signifiait cette persйcution sйpulcrale, et d’oщ sortait ce pandйmonium qui le poursuivait. Tout а coup il porta la main а son front, geste habituel de ceux auxquels la mйmoire revient subitement; il se souvint que c’йtait lа l’itinйraire en effet, que ce dйtour йtait d’usage pour йviter les rencontres royales toujours possibles sur la route de Fontainebleau, et que, trente-cinq ans auparavant, il avait passй par cette barriиre-lа.

Cosette, autrement йpouvantйe, ne l’йtait pas moins. Elle ne comprenait pas; le souffle lui manquait; ce qu’elle voyait ne lui semblait pas possible; enfin elle s’йcria:

– Pиre! qu’est-ce qu’il y a donc dans ces voitures-lа?

Jean Valjean rйpondit:

– Des forзats.

– Oщ donc est-ce qu’ils vont?

– Aux galиres.

En ce moment la bastonnade, multipliйe par cent mains, fit du zиle, les coups de plat de sabre s’en mкlиrent, ce fut comme une rage de fouets et de bвtons; les galйriens se courbиrent, une obйissance hideuse se dйgagea du supplice, et tous se turent avec des regards de loups enchaоnйs. Cosette tremblait de tous ses membres; elle reprit:

– Pиre, est-ce que ce sont encore des hommes?

– Quelquefois, dit le misйrable.

C’йtait la Chaоne en effet qui, partie avant le jour de Bicкtre, prenait la route du Mans pour йviter Fontainebleau oщ йtait alors le roi. Ce dйtour faisait durer l’йpouvantable voyage trois ou quatre jours de plus; mais, pour йpargner а la personne royale la vue d’un supplice, on peut bien le prolonger.

Jean Valjean rentra accablй. De telles rencontres sont des chocs et le souvenir qu’elles laissent ressemble а un йbranlement[51].

Pourtant Jean Valjean, en regagnant avec Cosette la rue de Babylone, ne remarqua point qu’elle lui fоt d’autres questions au sujet de ce qu’ils venaient de voir; peut-кtre йtait-il trop absorbй lui-mкme dans son accablement pour percevoir ses paroles et pour lui rйpondre. Seulement le soir, comme Cosette le quittait pour s’aller coucher, il l’entendit qui disait а demi-voix et comme se parlant а elle-mкme: – Il me semble que si je trouvais sur mon chemin un de ces hommes-lа, ф mon Dieu, je mourrais rien que de le voir de prиs!

Heureusement le hasard fit que le lendemain de ce jour tragique il y eut, а propos de je ne sais plus quelle solennitй officielle, des fкtes dans Paris, revue au Champ de Mars, joutes sur la Seine, thйвtres aux Champs-Йlysйes, feu d’artifice а l’Йtoile, illuminations partout. Jean Valjean, faisant violence а ses habitudes, conduisit Cosette а ces rйjouissances, afin de la distraire du souvenir de la veille et d’effacer sous le riant tumulte de tout Paris la chose abominable qui avait passй devant elle. La revue, qui assaisonnait la fкte, faisait toute naturelle la circulation des uniformes; Jean Valjean mit son habit de garde national avec le vague sentiment intйrieur d’un homme qui se rйfugie. Du reste, le but de cette promenade sembla atteint. Cosette, qui se faisait une loi de complaire а son pиre et pour qui d’ailleurs tout spectacle йtait nouveau, accepta la distraction avec la bonne grвce facile et lйgиre de l’adolescence, et ne fit pas une moue trop dйdaigneuse devant cette gamelle de joie qu’on appelle une fкte publique; si bien que Jean Valjean put croire qu’il avait rйussi, et qu’il ne restait plus trace de la hideuse vision.

Quelques jours aprиs, un matin, comme il faisait beau soleil et qu’ils йtaient tous deux sur le perron du jardin, autre infraction aux rиgles que semblait s’кtre imposйes Jean Valjean, et а l’habitude de rester dans sa chambre que la tristesse avait fait prendre а Cosette, Cosette, en peignoir, se tenait debout dans ce nйgligй de la premiиre heure qui enveloppe adorablement les jeunes filles et qui a l’air du nuage sur l’astre; et, la tкte dans la lumiиre, rose d’avoir bien dormi, regardйe doucement par le bonhomme attendri, elle effeuillait une pвquerette. Cosette ignorait la ravissante lйgende je t’aime, un peu, passionnйment, etc.; qui la lui eыt apprise? Elle maniait cette fleur, d’instinct, innocemment, sans se douter qu’effeuiller une pвquerette, c’est йplucher un cњur. S’il y avait une quatriиme Grвce appelйe la Mйlancolie, et souriante, elle eыt eu l’air de cette Grвce-lа. Jean Valjean йtait fascinй par la contemplation de ces petits doigts sur cette fleur, oubliant tout dans le rayonnement que cette enfant avait. Un rouge-gorge chuchotait dans la broussaille d’а cфtй. Des nuйes blanches traversaient le ciel si gaоment qu’on eыt dit qu’elles venaient d’кtre mises en libertй. Cosette continuait d’effeuiller sa fleur attentivement; elle semblait songer а quelque chose; mais cela devait кtre charmant; tout а coup elle tourna la tкte sur son йpaule avec la lenteur dйlicate du cygne, et dit а Jean Valjean: Pиre, qu’est-ce que c’est donc que cela, les galиres?

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