Chapitre II Oщ le petit Gavroche tire parti de Napolйon le Grand

Le printemps а Paris est assez souvent traversй par des bises aigres et dures dont on est, non pas prйcisйment glacй, mais gelй; ces bises, qui attristent les plus belles journйes, font exactement l’effet de ces souffles d’air froid qui entrent dans une chambre chaude par les fentes d’une fenкtre ou d’une porte mal fermйe. Il semble que la sombre porte de l’hiver soit restйe entrebвillйe et qu’il vienne du vent par lа. Au printemps de 1832, йpoque oщ йclata la premiиre grande йpidйmie de ce siиcle en Europe, ces bises йtaient plus вpres et plus poignantes que jamais. C’йtait une porte plus glaciale encore que celle de l’hiver qui йtait entr’ouverte. C’йtait la porte du sйpulcre. On sentait dans ces bises le souffle du cholйra[59].

Au point de vue mйtйorologique, ces vents froids avaient cela de particulier qu’ils n’excluaient point une forte tension йlectrique. De frйquents orages, accompagnйs d’йclairs et de tonnerres, йclatиrent а cette йpoque.

Un soir que ces bises soufflaient rudement, au point que janvier semblait revenu et que les bourgeois avaient repris les manteaux, le petit Gavroche, toujours grelottant gaоment sous ses loques, se tenait debout et comme en extase devant la boutique d’un perruquier des environs de l’Orme-Saint-Gervais[60]. Il йtait ornй d’un chвle de femme en laine, cueilli on ne sait oщ, dont il s’йtait fait un cache-nez. Le petit Gavroche avait l’air d’admirer profondйment une mariйe en cire, dйcolletйe et coiffйe de fleurs d’oranger, qui tournait derriиre la vitre, montrant, entre deux quinquets, son sourire aux passants; mais en rйalitй il observait la boutique afin de voir s’il ne pourrait pas «chiper» dans la devanture un pain de savon, qu’il irait ensuite revendre un sou а un «coiffeur» de la banlieue. Il lui arrivait souvent de dйjeuner d’un de ces pains-lа. Il appelait ce genre de travail, pour lequel il avait du talent, «faire la barbe aux barbiers».

Tout en contemplant la mariйe et tout en lorgnant le pain de savon, il grommelait entre ces dents ceci: – Mardi. – Ce n’est pas mardi. – Est-ce mardi? – C’est peut-кtre mardi. – Oui, c’est mardi.

On n’a jamais su а quoi avait trait ce monologue.

Si, par hasard, ce monologue se rapportait а la derniиre fois oщ il avait dоnй, il y avait trois jours, car on йtait au vendredi.

Le barbier, dans sa boutique chauffйe d’un bon poкle, rasait une pratique et jetait de temps en temps un regard de cфtй а cet ennemi, а ce gamin gelй et effrontй qui avait les deux mains dans ses poches, mais l’esprit йvidemment hors du fourreau.

Pendant que Gavroche examinait la mariйe, le vitrage et les Windsor-soaps, deux enfants de taille inйgale, assez proprement vкtus, et encore plus petits que lui, paraissant l’un sept ans, l’autre cinq, tournиrent timidement le bec-de-cane et entrиrent dans la boutique en demandant on ne sait quoi, la charitй peut-кtre, dans un murmure plaintif et qui ressemblait plutфt а un gйmissement qu’а une priиre. Ils parlaient tous deux а la fois, et leurs paroles йtaient inintelligibles parce que les sanglots coupaient la voix du plus jeune et que le froid faisait claquer les dents de l’aоnй. Le barbier se tourna avec un visage furieux, et sans quitter son rasoir, refoulant l’aоnй de la main gauche et le petit du genou, les poussa tous deux dans la rue, et referma sa porte en disant:

– Venir refroidir le monde pour rien!

Les deux enfants se remirent en marche en pleurant. Cependant une nuйe йtait venue; il commenзait а pleuvoir.

Le petit Gavroche courut aprиs eux et les aborda:

– Qu’est-ce que vous avez donc, moutards?

– Nous ne savons pas oщ coucher, rйpondit l’aоnй.

– C’est зa? dit Gavroche. Voilа grand’chose. Est-ce qu’on pleure pour зa? Sont-ils serins donc!

Et prenant, а travers sa supйrioritй un peu goguenarde, un accent d’autoritй attendrie et de protection douce:

– Momacques, venez avec moi.

– Oui, monsieur, fit l’aоnй.

Et les deux enfants le suivirent comme ils auraient suivi un archevкque. Ils avaient cessй de pleurer.

Gavroche leur fit monter la rue Saint-Antoine dans la direction de la Bastille.

Gavroche, tout en cheminant, jeta un coup d’њil indignй et rйtrospectif а la boutique du barbier.

– Зa n’a pas de cњur, ce merlan-lа, grommela-t-il. C’est un angliche.

Une fille, les voyant marcher а la file tous les trois, Gavroche en tкte, partit d’un rire bruyant. Ce rire manquait de respect au groupe.

– Bonjour, mamselle Omnibus[61], lui dit Gavroche.

Un instant aprиs, le perruquier lui revenant, il ajouta:

– Je me trompe de bкte; ce n’est pas un merlan, c’est un serpent. Perruquier, j’irai chercher un serrurier, et je te ferai mettre une sonnette а la queue.

Ce perruquier l’avait rendu agressif. Il apostropha, en enjambant un ruisseau, une portiиre barbue et digne de rencontrer Faust sur le Brocken, laquelle avait son balai а la main.

– Madame, lui dit-il, vous sortez donc avec votre cheval?

Et sur ce, il йclaboussa les bottes vernies d’un passant.

– Drфle! cria le passant furieux.

Gavroche leva le nez par-dessus son chвle.

– Monsieur se plaint?

– De toi! fit le passant.

– Le bureau est fermй, dit Gavroche, je ne reзois plus de plaintes.

Cependant, en continuant de monter la rue, il avisa, toute glacйe sous une porte cochиre, une mendiante de treize ou quatorze ans, si court-vкtue qu’on voyait ses genoux. La petite commenзait а кtre trop grande fille pour cela. La croissance vous joue de ces tours. La jupe devient courte au moment oщ la nuditй devient indйcente.

– Pauvre fille! dit Gavroche. Зa n’a mкme pas de culotte. Tiens, prends toujours зa.

Et, dйfaisant toute cette bonne laine qu’il avait autour du cou, il la jeta sur les йpaules maigres et violettes de la mendiante, oщ le cache-nez redevint chвle.

La petite le considйra d’un air йtonnй et reзut le chвle en silence. А un certain degrй de dйtresse, le pauvre, dans sa stupeur, ne gйmit plus du mal et ne remercie plus du bien.

Cela fait:

– Brrr! dit Gavroche, plus frissonnant que saint Martin, qui, lui du moins, avait gardй la moitiй de son manteau.

Sur ce brrr! l’averse, redoublant d’humeur, fit rage. Ces mauvais ciels-lа punissent les bonnes actions.

– Ah за! s’йcria Gavroche, qu’est-ce que cela signifie? Il repleut! Bon Dieu, si cela continue, je me dйsabonne.

Et il se remit en marche.

– C’est йgal, reprit-il en jetant un coup d’њil а la mendiante qui se pelotonnait sous le chвle, en voilа une qui a une fameuse pelure.

Et, regardant la nuйe, il cria:

– Attrapй!

Les deux enfants emboоtaient le pas derriиre lui.

Comme ils passaient devant un de ces йpais treillis grillйs qui indiquent la boutique d’un boulanger, car on met le pain comme l’or derriиre des grillages de fer, Gavroche se tourna:

– Ah за, mфmes, avons-nous dоnй?

– Monsieur, rйpondit l’aоnй, nous n’avons pas mangй depuis tantфt ce matin.

– Vous кtes donc sans pиre ni mиre? reprit majestueusement Gavroche.

– Faites excuse, monsieur, nous avons papa et maman, mais nous ne savons pas oщ ils sont.

– Des fois, cela vaut mieux que de le savoir, dit Gavroche qui йtait un penseur.

– Voilа, continua l’aоnй, deux heures que nous marchons, nous avons cherchй des choses au coin des bornes, mais nous ne trouvons rien.

– Je sais, fit Gavroche. C’est les chiens qui mangent tout.

Il reprit aprиs un silence:

– Ah! nous avons perdu nos auteurs. Nous ne savons plus ce que nous en avons fait. Зa ne se doit pas, gamins. C’est bкte d’йgarer comme зa des gens d’вge. Ah за! il faut licher pourtant.

Du reste il ne leur fit pas de questions. Кtre sans domicile, quoi de plus simple?

L’aоnй des deux mфmes, presque entiиrement revenu а la prompte insouciance de l’enfance, fit cette exclamation:

– C’est drфle tout de mкme. Maman qui avait dit qu’elle nous mиnerait chercher du buis bйnit le dimanche des rameaux.

– Neurs, rйpondit Gavroche.

– Maman, reprit l’aоnй, est une dame qui demeure avec mamselle Miss.

– Tanflыte, repartit Gavroche.

Cependant il s’йtait arrкtй, et depuis quelques minutes il tвtait et fouillait toutes sortes de recoins qu’il avait dans ses haillons.

Enfin il releva la tкte d’un air qui ne voulait qu’кtre satisfait, mais qui йtait en rйalitй triomphant.

– Calmons-nous, les momignards. Voici de quoi souper pour trois.

Et il tira d’une de ses poches un sou.

Sans laisser aux deux petits le temps de s’йbahir, il les poussa tous deux devant lui dans la boutique du boulanger, et mit son sou sur le comptoir en criant:

– Garзon! cinque centimes de pain.

Le boulanger, qui йtait le maоtre en personne, prit un pain et un couteau.

– En trois morceaux, garзon! reprit Gavroche, et il ajouta avec dignitй:

– Nous sommes trois.

Et voyant que le boulanger, aprиs avoir examinй les trois soupeurs, avait pris un pain bis, il plongea profondйment son doigt dans son nez avec une aspiration aussi impйrieuse que s’il eыt eu au bout du pouce la prise de tabac du grand Frйdйric, et jeta au boulanger en plein visage cette apostrophe indignйe:

– Keksekзa?

Ceux de nos lecteurs qui seraient tentйs de voir dans cette interpellation de Gavroche au boulanger un mot russe ou polonais, ou l’un de ces cris sauvages que les Yoways et les Botocudos se lancent du bord d’un fleuve а l’autre а travers les solitudes, sont prйvenus que c’est un mot qu’ils disent tous les jours (eux nos lecteurs) et qui tient lieu de cette phrase: qu’est-ce que c’est que cela? Le boulanger comprit parfaitement et rйpondit:

– Eh mais! c’est du pain, du trиs bon pain de deuxiиme qualitй.

– Vous voulez dire du larton brutal[62], reprit Gavroche, calme et froidement dйdaigneux. Du pain blanc, garзon! du larton savonnй! je rйgale.

Le boulanger ne put s’empкcher de sourire, et tout en coupant le pain blanc, il les considйrait d’une faзon compatissante qui choqua Gavroche.

– Ah за, mitron! dit-il, qu’est-ce que vous avez donc а nous toiser comme зa?

Mis tous trois bout а bout, ils auraient fait а peine une toise.

Quand le pain fut coupй, le boulanger encaissa le sou, et Gavroche dit aux deux enfants:

– Morfilez.

Les petits garзons le regardиrent interdits.

Gavroche se mit а rire:

– Ah! tiens, c’est vrai, зa ne sait pas encore, c’est si petit.

Et il reprit:

– Mangez.

En mкme temps, il leur tendait а chacun un morceau de pain.

Et, pensant que l’aоnй, qui lui paraissait plus digne de sa conversation, mйritait quelque encouragement spйcial et devait кtre dйbarrassй de toute hйsitation а satisfaire son appйtit, il ajouta en lui donnant la plus grosse part:

– Colle-toi зa dans le fusil.

Il y avait un morceau plus petit que les deux autres; il le prit pour lui.

Les pauvres enfants йtaient affamйs, y compris Gavroche. Tout en arrachant leur pain а belles dents, ils encombraient la boutique du boulanger qui, maintenant qu’il йtait payй, les regardait avec humeur.

– Rentrons dans la rue, dit Gavroche.

Ils reprirent la direction de la Bastille.

De temps en temps, quand ils passaient devant les devantures de boutiques йclairйes, le plus petit s’arrкtait pour regarder l’heure а une montre en plomb suspendue а son cou par une ficelle.

– Voilа dйcidйment un fort serin, disait Gavroche.

Puis, pensif, il grommelait entre ses dents:

– C’est йgal, si j’avais des mфmes, je les serrerais mieux que зa.

Comme ils achevaient leur morceau de pain et atteignaient l’angle de cette morose rue des Ballets au fond de laquelle on aperзoit le guichet bas et hostile de la Force:

– Tiens, c’est toi, Gavroche? dit quelqu’un.

– Tiens, c’est toi, Montparnasse? dit Gavroche.

C’йtait un homme qui venait d’aborder le gamin, et cet homme n’йtait autre que Montparnasse dйguisй, avec des besicles bleues, mais reconnaissable pour Gavroche.

– Mвtin, poursuivit Gavroche, tu as une pelure couleur cataplasme de graine de lin et des lunettes bleues comme un mйdecin. Tu as du style, parole de vieux!

– Chut, fit Montparnasse, pas si haut!

Et il entraоna vivement Gavroche hors de la lumiиre des boutiques.

Les deux petits suivaient machinalement en se tenant par la main.

Quand ils furent sous l’archivolte noire d’une porte cochиre, а l’abri des regards et de la pluie:

– Sais-tu oщ je vas? demanda Montparnasse.

– А l’abbaye de Monte-а-Regret[63], dit Gavroche.

– Farceur!

Et Montparnasse reprit:

– Je vas retrouver Babet.

– Ah! fit Gavroche, elle s’appelle Babet.

Montparnasse baissa la voix.

– Pas elle, lui.

– Ah! Babet!

– Oui, Babet.

– Je le croyais bouclй.

– Il a dйfait la boucle, rйpondit Montparnasse.

Et il conta rapidement au gamin que, le matin de ce mкme jour oщ ils йtaient, Babet, ayant йtй transfйrй а la Conciergerie, s’йtait йvadй en prenant а gauche au lieu de prendre а droite dans «le corridor de l’instruction».

Gavroche admira l’habiletй.

– Quel dentiste! dit-il.

Montparnasse ajouta quelques dйtails sur l’йvasion de Babet, et termina par:

– Oh! ce n’est pas tout.

Gavroche, tout en йcoutant, s’йtait saisi d’une canne que Montparnasse tenait а la main; il en avait machinalement tirй la partie supйrieure, et la lame d’un poignard avait apparu.

– Ah! fit-il en repoussant vivement le poignard, tu as emmenй ton gendarme dйguisй en bourgeois.

Montparnasse cligna de l’њil.

– Fichtre! reprit Gavroche, tu vas donc te colleter avec les cognes?

– On ne sait pas, rйpondit Montparnasse d’un air indiffйrent. Il est toujours bon d’avoir une йpingle sur soi.

Gavroche insista:

– Qu’est-ce que tu vas donc faire cette nuit?

Montparnasse prit de nouveau la corde grave et dit en mangeant les syllabes:

– Des choses.

Et, changeant brusquement de conversation:

– А propos!

– Quoi?

– Une histoire de l’autre jour. Figure-toi. Je rencontre un bourgeois. Il me fait cadeau d’un sermon et de sa bourse. Je mets зa dans ma poche. Une minute aprиs, je fouille dans ma poche. Il n’y avait plus rien.

– Que le sermon, fit Gavroche.

– Mais toi, reprit Montparnasse, oщ vas-tu donc maintenant?

Gavroche montra ses deux protйgйs et dit:

– Je vas coucher ces enfants-lа.

– Oщ зa, coucher?

– Chez moi.

– Oщ зa chez toi?

– Chez moi.

– Tu loges donc?

– Oui, je loge.

– Et oщ loges-tu?

– Dans l’йlйphant, dit Gavroche.

Montparnasse, quoique de sa nature peu йtonnй, ne put retenir une exclamation:

– Dans l’йlйphant!

– Eh bien oui, dans l’йlйphant! repartit Gavroche. Kekзaa?

Ceci est encore un mot de la langue que personne n’йcrit et que tout le monde parle. Kekзaa signifie: qu’est-ce que cela a?

L’observation profonde du gamin ramena Montparnasse au calme et au bon sens. Il parut revenir а de meilleurs sentiments pour le logis de Gavroche.

– Au fait! dit-il, oui, l’йlйphant Yest-on bien?

– Trиs bien, fit Gavroche. Lа, vrai, chenыment. Il n’y a pas de vents coulis comme sous les ponts.

– Comment y entres-tu?

– J’entre.

–E y a donc un trou? demanda Montparnasse.

– Parbleu! Mais il ne faut pas le dire. C’est entre les jambes de devant. Les coqueurs[64] ne l’ont pas vu.

– Et tu grimpes? Oui, je comprends.

– Un tour de main, cric, crac, c’est fait, plus personne.

Aprиs un silence, Gavroche ajouta:

– Pour ces petits j’aurai une йchelle.

Montparnasse se mit а rire.

– Oщ diable as-tu pris ces mфmes-lа?

Gavroche rйpondit avec simplicitй:

– C’est des momichards dont un perruquier m’a fait cadeau.

Cependant Montparnasse йtait devenu pensif.

– Tu m’as reconnu bien aisйment, murmura-t-il.

Il prit dans sa poche deux petits objets qui n’йtaient autre chose que deux tuyaux de plume enveloppйs de coton et s’en introduisit un dans chaque narine. Ceci lui faisait un autre nez.

– Зa te change, dit Gavroche, tu es moins laid, tu devrais garder toujours зa.

Montparnasse йtait joli garзon, mais Gavroche йtait railleur.

– Sans rire, demanda Montparnasse, comment me trouves-tu?

C’йtait aussi un autre son de voix. En un clin d’њil, Montparnasse йtait devenu mйconnaissable.

– Oh! fais-nous Porrichinelle! s’йcria Gavroche.

Les deux petits, qui n’avaient rien йcoutй jusque-lа, occupйs qu’ils йtaient eux-mкmes а fourrer leurs doigts dans leur nez, s’approchиrent а ce nom et regardиrent Montparnasse avec un commencement de joie et d’admiration.

Malheureusement Montparnasse йtait soucieux.

Il posa la main sur l’йpaule de Gavroche et lui dit en appuyant sur les mots:

– Йcoute ce que je te dis, garзon, si j’йtais sur la place, avec mon dogue, ma dague et ma digue, et si vous me prodiguiez dix gros sous, je ne refuserais pas d’y goupiner[65], mais nous ne sommes pas le mardi gras.

Cette phrase bizarre produisit sur le gamin un effet singulier. Il se tourna vivement, promena avec une attention profonde ses petits yeux brillants autour de lui, et aperзut, а quelques pas, un sergent de ville qui leur tournait le dos. Gavroche laissa йchapper un: ah, bon! qu’il rйprima sur-le-champ, et, secouant la main de Montparnasse:

– Eh bien, bonsoir, fit-il, je m’en vas а mon йlйphant avec mes mфmes. Une supposition que tu aurais besoin de moi une nuit, tu viendrais me trouver lа. Je loge а l’entresol. Il n’y a pas de portier. Tu demanderais monsieur Gavroche.

– C’est bon, dit Montparnasse.

Et ils se sйparиrent, Montparnasse cheminant vers la Grиve et Gavroche vers la Bastille. Le petit de cinq ans, traоnй par son frиre que traоnait Gavroche, tourna plusieurs fois la tкte en arriиre pour voir s’en aller «Porrichinelle».

La phrase amphigourique par laquelle Montparnasse avait averti Gavroche de la prйsence du sergent de ville ne contenait pas d’autre talisman que l’assonance dig rйpйtйe cinq ou six fois sous des formes variйes. Cette syllabe dig, non prononcйe isolйment, mais artistement mкlйe aux mots d’une phrase, veut dire: – Prenons garde, on ne peut pas parler librement. – Il y avait en outre dans la phrase de Montparnasse une beautй littйraire qui йchappa а Gavroche, c’est mon dogue, ma dague et, ma digue, locution de l’argot du Temple qui signifie, mon chien, mon couteau et ma femme, fort usitй parmi les pitres et les queues-rouges du grand siиcle oщ Moliиre йcrivait et oщ Callot dessinait.

Il y a vingt ans, on voyait encore dans l’angle sud-est de la place de la Bastille prиs de la gare du canal creusйe dans l’ancien fossй de la prison-citadelle, un monument bizarre qui s’est effacй dйjа de la mйmoire des Parisiens, et qui mйritait d’y laisser quelque trace, car c’йtait une pensйe du «membre de l’Institut, gйnйral en chef de l’armйe d’Йgypte[66]».

Nous disons monument, quoique ce ne fыt qu’une maquette. Mais cette maquette elle-mкme, йbauche prodigieuse, cadavre grandiose d’une idйe de Napolйon que deux ou trois coups de vent successifs avaient emportйe et jetйe а chaque fois plus loin de nous, йtait devenue historique, et avait pris je ne sais quoi de dйfinitif qui contrastait avec son aspect provisoire. C’йtait un йlйphant de quarante pieds de haut, construit en charpente et en maзonnerie, portant sur son dos sa tour qui ressemblait а une maison, jadis peint en vert par un badigeonneur quelconque, maintenant peint en noir par le ciel, la pluie et le temps. Dans cet angle dйsert et dйcouvert de la place, le large front du colosse, sa trompe, ses dйfenses, sa tour, sa croupe йnorme, ses quatre pieds pareils а des colonnes faisaient, la nuit, sur le ciel йtoilй, une silhouette surprenante et terrible. On ne savait ce que cela voulait dire. C’йtait une sorte de symbole de la force populaire. C’йtait sombre, йnigmatique et immense. C’йtait on ne sait quel fantфme puissant, visible et debout а cфtй du spectre invisible de la Bastille.

Peu d’йtrangers visitaient cet йdifice, aucun passant ne le regardait. Il tombait en ruine; а chaque saison, des plвtras qui se dйtachaient de ses flancs lui faisaient des plaies hideuses. Les «йdiles», comme on dit en patois йlйgant, l’avaient oubliй depuis 1814. Il йtait lа dans son coin, morne, malade, croulant, entourй d’une palissade pourrie, souillйe а chaque instant par des cochers ivres; des crevasses lui lйzardaient le ventre, une latte lui sortait de la queue, les hautes herbes lui poussaient entre les jambes; et comme le niveau de la place s’йlevait depuis trente ans tout autour par ce mouvement lent et continu qui exhausse insensiblement le sol des grandes villes, il йtait dans un creux et il semblait que la terre s’enfonзвt sous lui. Il йtait immonde, mйprisй, repoussant et superbe, laid aux yeux du bourgeois, mйlancolique aux yeux du penseur. Il avait quelque chose d’une ordure qu’on va balayer et quelque chose d’une majestй qu’on va dйcapiter.

Comme nous l’avons dit, la nuit l’aspect changeait. La nuit est le vйritable milieu de tout ce qui est ombre. Dиs que tombait le crйpuscule, le vieil йlйphant se transfigurait; il prenait une figure tranquille et redoutable dans la formidable sйrйnitй des tйnиbres. Йtant du passй, il йtait de la nuit; et cette obscuritй allait а sa grandeur.

Ce monument, rude, trapu, pesant, вpre, austиre, presque difforme, mais а coup sыr majestueux et empreint d’une sorte de gravitй magnifique et sauvage, a disparu pour laisser rйgner en paix l’espиce de poкle gigantesque, ornй de son tuyau, qui a remplacй la sombre forteresse а neuf tours, а peu prиs comme la bourgeoisie remplace la fйodalitй. Il est tout simple qu’un poкle soit le symbole d’une йpoque dont une marmite contient la puissance. Cette йpoque passera, elle passe dйjа; on commence а comprendre que, s’il peut y avoir de la force dans une chaudiиre, il ne peut y avoir de puissance que dans un cerveau; en d’autres termes, que ce qui mиne et entraоne le monde, ce ne sont pas les locomotives, ce sont les idйes. Attelez les locomotives aux idйes, c’est bien; mais ne prenez pas le cheval pour le cavalier.

Quoi qu’il en soit, pour revenir а la place de la Bastille, l’architecte de l’йlйphant avec du plвtre йtait parvenu а faire du grand; l’architecte du tuyau de poкle a rйussi а faire du petit avec du bronze.

Ce tuyau de poкle, qu’on a baptisй d’un nom sonore et nommй la colonne de Juillet, ce monument manquй d’une rйvolution avortйe, йtait encore enveloppй en 1832 d’une immense chemise en charpente que nous regrettons pour notre part, et d’un vaste enclos en planches, qui achevait d’isoler l’йlйphant.

Ce fut vers ce coin de la place, а peine йclairй du reflet d’un rйverbиre йloignй, que le gamin dirigea les deux «mфmes».

Qu’on nous permette de nous interrompre ici et de rappeler que nous sommes dans la simple rйalitй, et qu’il y a vingt ans les tribunaux correctionnels eurent а juger, sous prйvention de vagabondage et de bris d’un monument public, un enfant qui avait йtй surpris couchй dans l’intйrieur mкme de l’йlйphant de la Bastille.

Ce fait constatй, nous continuons.

En arrivant prиs du colosse, Gavroche comprit l’effet que l’infiniment grand peut produire sur l’infiniment petit, et dit:

– Moutards! n’ayez pas peur.

Puis il entra par une lacune de la palissade dans l’enceinte de l’йlйphant et aida les mфmes а enjamber la brиche. Les deux enfants, un peu effrayйs, suivaient sans dire mot Gavroche et se confiaient а cette petite providence en guenilles qui leur avait donnй du pain et leur avait promis un gоte.

Il y avait lа, couchйe le long de la palissade, une йchelle qui servait le jour aux ouvriers du chantier voisin. Gavroche la souleva avec une singuliиre vigueur, et l’appliqua contre une des jambes de devant de l’йlйphant. Vers le point oщ l’йchelle allait aboutir, on distinguait une espиce de trou noir dans le ventre du colosse.

Gavroche montra l’йchelle et le trou а ses hфtes et leur dit:

– Montez et entrez.

Les deux petits garзons se regardиrent terrifiйs.

– Vous avez peur, mфmes! s’йcria Gavroche.

Et il ajouta:

– Vous allez voir.

Il йtreignit le pied rugueux de l’йlйphant, et en un clin d’њil, sans daigner se servir de l’йchelle, il arriva а la crevasse. Il y entra comme une couleuvre qui se glisse dans une fente, il s’y enfonзa, et un moment aprиs les deux enfants virent vaguement apparaоtre, comme une forme blanchвtre et blafarde, sa tкte pвle au bord du trou plein de tйnиbres.

– Eh bien, cria-t-il, montez donc, les momignards! vous allez voir comme on est bien! – Monte, toi! dit-il а l’aоnй, je te tends la main.

Les petits se poussиrent de l’йpaule, le gamin leur faisait peur et les rassurait а la fois, et puis il pleuvait bien fort. L’aоnй se risqua. Le plus jeune, en voyant monter son frиre et lui restй tout seul entre les pattes de cette grosse bкte, avait bien envie de pleurer, mais il n’osait.

L’aоnй gravissait, tout en chancelant, les barreaux de l’йchelle; Gavroche, chemin faisant, l’encourageait par des exclamations de maоtre d’armes а ses йcoliers ou de muletier а ses mules:

– Aye pas peur!

– C’est зa!

– Va toujours!

– Mets ton pied lа!

– Ta main ici.

– Hardi!

Et quand il fut а sa portйe, il l’empoigna brusquement et vigoureusement par le bras et le tira а lui.

– Gobй! dit-il.

Le mфme avait franchi la crevasse.

– Maintenant, fit Gavroche, attends-moi. Monsieur, prenez la peine de vous asseoir.

Et, sortant de la crevasse comme il y йtait entrй, il se laissa glisser avec l’agilitй d’un ouistiti le long de la jambe de l’йlйphant, il tomba debout sur ses pieds dans l’herbe, saisit le petit de cinq ans а bras-le-corps et le planta au beau milieu de l’йchelle, puis il se mit а monter derriиre lui en criant а l’aоnй:

– Je vas le pousser, tu vas le tirer.

En un instant le petit fut montй, poussй, traоnй, tirй, bourrй, fourrй dans le trou sans avoir eu le temps de se reconnaоtre, et Gavroche, entrant aprиs lui, repoussant d’un coup de talon l’йchelle qui tomba sur le gazon, se mit а battre des mains et cria:

– Nous y v’lа! Vive le gйnйral Lafayette!

Cette explosion passйe, il ajouta:

– Les mioches, vous кtes chez moi.

Gavroche йtait en effet chez lui.

Ф utilitй inattendue de l’inutile! charitй des grandes choses! bontй des gйants! Ce monument dйmesurй qui avait contenu une pensйe de l’Empereur йtait devenu la boоte d’un gamin. Le mфme avait йtй acceptй et abritй par le colosse. Les bourgeois endimanchйs qui passaient devant l’йlйphant de la Bastille disaient volontiers en le toisant d’un air de mйpris avec leurs yeux а fleur de tкte: – А quoi cela sert-il? – Cela servait а sauver du froid, du givre, de la grкle, de la pluie, а garantir du vent d’hiver, а prйserver du sommeil dans la boue qui donne la fiиvre et du sommeil dans la neige qui donne la mort, un petit кtre sans pиre ni mиre, sans pain, sans vкtements, sans asile. Cela servait а recueillir l’innocent que la sociйtй repoussait. Cela servait а diminuer la faute publique. C’йtait une taniиre ouverte а celui auquel toutes les portes йtaient fermйes. Il semblait que le vieux mastodonte misйrable, envahi par la vermine et par l’oubli, couvert de verrues, de moisissures et d’ulcиres, chancelant, vermoulu, abandonnй, condamnй, espиce de mendiant colossal demandant en vain l’aumфne d’un regard bienveillant au milieu du carrefour, avait eu pitiй, lui, de cet autre mendiant, du pauvre pygmйe qui s’en allait sans souliers aux pieds, sans plafond sur la tкte, soufflant dans ses doigts, vкtu de chiffons, nourri de ce qu’on jette. Voilа а quoi servait l’йlйphant de la Bastille. Cette idйe de Napolйon, dйdaignйe par les hommes, avait йtй reprise par Dieu. Ce qui n’eыt йtй qu’illustre йtait devenu auguste. Il eыt fallu а l’Empereur, pour rйaliser ce qu’il mйditait, le porphyre, l’airain, le fer, l’or, le marbre; а Dieu le vieil assemblage de planches, de solives et de plвtras suffisait. L’Empereur avait eu un rкve de gйnie; dans cet йlйphant titanique, armй, prodigieux, dressant sa trompe, portant sa tour, et faisant jaillir de toutes parts autour de lui des eaux joyeuses et vivifiantes, il voulait incarner le peuple; Dieu en avait fait une chose plus grande, il y logeait un enfant[67].

Le trou par oщ Gavroche йtait entrй йtait une brиche а peine visible du dehors, cachйe qu’elle йtait, nous l’avons dit, sous le ventre de l’йlйphant, et si йtroite qu’il n’y avait guиre que des chats et des mфmes qui pussent y passer.

– Commenзons, dit Gavroche, par dire au portier que nous n’y sommes pas.

Et plongeant dans l’obscuritй avec certitude comme quelqu’un qui connaоt son appartement, il prit une planche et en boucha le trou.

Gavroche replongea dans l’obscuritй. Les enfants entendirent le reniflement de l’allumette enfoncйe dans la bouteille phosphorique. L’allumette chimique n’existait pas encore; le briquet Fumade[68] reprйsentait а cette йpoque le progrиs.

Une clartй subite leur fit cligner les yeux; Gavroche venait d’allumer un de ces bouts de ficelle trempйs dans la rйsine qu’on appelle rats de cave. Le rat de cave, qui fumait plus qu’il n’йclairait, rendait confusйment visible le dedans de l’йlйphant.

Les deux hфtes de Gavroche regardиrent autour d’eux et йprouvиrent quelque chose de pareil а ce qu’йprouverait quelqu’un qui serait enfermй dans la grosse tonne de Heidelberg, ou mieux encore а ce que dut йprouver Jonas dans le ventre biblique de la baleine. Tout un squelette gigantesque leur apparaissait et les enveloppait. En haut, une longue poutre brune d’oщ partaient de distance en distance de massives membrures cintrйes figurait la colonne vertйbrale avec les cфtes, des stalactites de plвtre y pendaient comme des viscиres, et d’un cфtй а l’autre de vastes toiles d’araignйe faisaient des diaphragmes poudreux. On voyait за et lа dans les coins de grosses taches noirвtres qui avaient l’air de vivre et qui se dйplaзaient rapidement avec un mouvement brusque et effarй.

Les dйbris tombйs du dos de l’йlйphant sur son ventre en avaient comblй la concavitй, de sorte qu’on pouvait y marcher comme sur un plancher.

Le plus petit se rencogna contre son frиre et dit а demi-voix:

– C’est noir.

Ce mot fit exclamer Gavroche. L’air pйtrifiй des deux mфmes rendait une secousse nйcessaire.

– Qu’est-ce que vous me fichez? s’йcria-t-il. Blaguons-nous? faisons-nous les dйgoыtйs? vous faut-il pas les Tuileries? Seriez-vous des brutes? Dites-le. Je vous prйviens que je ne suis pas du rйgiment des godiches. Ah за, est-ce que vous кtes les moutards du moutardier du pape?

Un peu de rudoiement est bon dans l’йpouvante. Cela rassure. Les deux enfants se rapprochиrent de Gavroche.

Gavroche, paternellement attendri de cette confiance, passa «du grave au doux[69]» et s’adressant au plus petit:

– Bкta, lui dit-il en accentuant l’injure d’une nuance caressante, c’est dehors que c’est noir. Dehors il pleut, ici il ne pleut pas; dehors il fait froid, ici il n’y a pas une miette de vent; dehors il y a des tas de monde, ici il n’y a personne; dehors il n’y a pas mкme la lune, ici il y a ma chandelle, nom d’unch!

Les deux enfants commenзaient а regarder l’appartement avec moins d’effroi; mais Gavroche ne leur laissa pas plus longtemps le loisir de la contemplation.

– Vite, dit-il.

Et il les poussa vers ce que nous sommes trиs heureux de pouvoir appeler le fond de la chambre.

Lа йtait son lit.

Le lit de Gavroche йtait complet. C’est-а-dire qu’il y avait un matelas, une couverture et une alcфve avec rideaux.

Le matelas йtait une natte de paille, la couverture un assez vaste pagne de grosse laine grise fort chaud et presque neuf. Voici ce que c’йtait que l’alcфve:

Trois йchalas assez longs enfoncйs et consolidйs dans les gravois du sol, c’est-а-dire du ventre de l’йlйphant, deux en avant, un en arriиre, et rйunis par une corde а leur sommet, de maniиre а former un faisceau pyramidal. Ce faisceau supportait un treillage de fil de laiton qui йtait simplement posй dessus, mais artistement appliquй et maintenu par des attaches de fil de fer, de sorte qu’il enveloppait entiиrement les trois йchalas. Un cordon de grosses pierres fixait tout autour ce treillage sur le sol, de maniиre а ne rien laisser passer. Ce treillage n’йtait autre chose qu’un morceau de ces grillages de cuivre dont on revкt les voliиres dans les mйnageries. Le lit de Gavroche йtait sous ce grillage comme dans une cage. L’ensemble ressemblait а une tente d’Esquimau.

C’est ce grillage qui tenait lieu de rideaux.

Gavroche dйrangea un peu les pierres qui assujettissaient le grillage par devant; les deux pans du treillage qui retombaient l’un sur l’autre s’йcartиrent.

– Mфmes, а quatre pattes! dit Gavroche.

Il fit entrer avec prйcaution ses hфtes dans la cage, puis il y entra aprиs eux, en rampant, rapprocha les pierres et referma hermйtiquement l’ouverture.

Ils s’йtaient йtendus tous trois sur la natte.

Si petits qu’ils fussent, aucun d’eux n’eыt pu se tenir debout dans l’alcфve. Gavroche avait toujours le rat de cave а sa main.

– Maintenant, dit-il, pioncez! Je vas supprimer le candйlabre.

– Monsieur, demanda l’aоnй des deux frиres а Gavroche en montrant le grillage, qu’est-ce que c’est donc que зa?

– Зa, dit Gavroche gravement, c’est pour les rats. – Pioncez!

Cependant il se crut obligй d’ajouter quelques paroles pour l’instruction de ces кtres en bas вge, et il continua:

– C’est des choses du Jardin des plantes. Зa sert aux animaux fйroces. Gniena (il y en a) plein un magasin. Gnia (il n’y a) qu’а monter par-dessus un mur, qu’а grimper par une fenкtre et qu’а passer sous une porte. On en a tant qu’on veut.

Tout en parlant, il enveloppait d’un pan de la couverture le tout petit qui murmura:

– Oh! c’est bon! c’est chaud!

Gavroche fixa un њil satisfait sur la couverture.

– C’est encore du Jardin des plantes, dit-il. J’ai pris зa aux singes.

Et montrant а l’aоnй la natte sur laquelle il йtait couchй, natte fort йpaisse et admirablement travaillйe, il ajouta:

– Зa, c’йtait а la girafe.

Aprиs une pause, il poursuivit:

– Les bкtes avaient tout зa. Je le leur ai pris. Зa ne les a pas fвchйes. Je leur ai dit: C’est pour l’йlйphant.

Il fit encore un silence et reprit:

– On passe par-dessus les murs et on se fiche du gouvernement. V’lа.

Les deux enfants considйraient avec un respect craintif et stupйfait cet кtre intrйpide et inventif, vagabond comme eux, isolй comme eux, chйtif comme eux, qui avait quelque chose d’admirable et de tout-puissant, qui leur semblait surnaturel, et dont la physionomie se composait de toutes les grimaces d’un vieux saltimbanque mкlйes au plus naпf et au plus charmant sourire.

– Monsieur, fit timidement l’aоnй, vous n’avez donc pas peur des sergents de ville?

Gavroche se borna а rйpondre:

– Mфme! on ne dit pas les sergents de ville, on dit les cognes.

Le tout petit avait les yeux ouverts, mais il ne disait rien. Comme il йtait au bord de la natte, l’aоnй йtant au milieu, Gavroche lui borda la couverture comme eыt fait une mиre et exhaussa la natte sous sa tкte avec de vieux chiffons de maniиre а faire au mфme un oreiller. Puis il se tourna vers l’aоnй.

– Hein? on est joliment bien, ici!

– Ah oui! rйpondit l’aоnй en regardant Gavroche avec une expression d’ange sauvй.

Les deux pauvres petits enfants tout mouillйs commenзaient а se rйchauffer.

– Ah за, continua Gavroche, pourquoi donc est-ce que vous pleuriez?

Et montrant le petit а son frиre:

– Un mioche comme зa, je ne dis pas; mais un grand comme toi, pleurer, c’est crйtin; on a l’air d’un veau.

– Dame, fit l’enfant, nous n’avions plus du tout de logement oщ aller.

– Moutard! reprit Gavroche, on ne dit pas un logement, on dit une piolle.

– Et puis nous avions peur d’кtre tout seuls comme зa la nuit.

– On ne dit pas la nuit, on dit la sorgue.

– Merci, monsieur, dit l’enfant.

– Йcoute, repartit Gavroche, il ne faut plus geindre jamais pour rien. J’aurai soin de vous. Tu verras comme on s’amuse. L’йtй, nous irons а la Glaciиre avec Navet, un camarade а moi, nous nous baignerons а la Gare, nous courrons tout nus sur les trains devant le pont d’Austerlitz, зa fait rager les blanchisseuses. Elles crient, elles bisquent, si tu savais comme elles sont farces! Nous irons voir l’homme squelette. Il est en vie. Aux Champs-Йlysйes. Il est maigre comme tout, ce paroissien-lа. Et puis je vous conduirai au spectacle. Je vous mиnerai а Frйdйrick-Lemaоtre. J’ai des billets, je connais des acteurs, j’ai mкme jouй une fois dans une piиce. Nous йtions des mфmes comme зa, on courait sous une toile, зa faisait la mer[70]. Je vous ferai engager а mon thйвtre. Nous irons voir les sauvages. Ce n’est pas vrai, ces sauvages-lа. Ils ont des maillots roses qui font des plis, et on leur voit aux coudes des reprises en fil blanc[71]. Aprиs зa, nous irons а l’Opйra. Nous entrerons avec les claqueurs. La claque а l’Opйra est trиs bien composйe. Je n’irais pas avec la claque sur les boulevards. А l’Opйra, figure-toi, il y en a qui payent vingt sous, mais c’est des bкtas. On les appelle des lavettes. – Et puis nous irons voir guillotiner. Je vous ferai voir le bourreau. Il demeure rue des Marais. Monsieur Sanson[72]. Il y a une boоte aux lettres а la porte. Ah! on s’amuse fameusement!

En ce moment, une goutte de cire tomba sur le doigt de Gavroche et le rappela aux rйalitйs de la vie.

– Bigre! dit-il, v’lа la mиche qui s’use. Attention! je ne peux pas mettre plus d’un sou par mois а mon йclairage. Quand on se couche, il faut dormir. Nous n’avons pas le temps de lire des romans de monsieur Paul de Kock. Avec зa que la lumiиre pourrait passer par les fentes de la porte cochиre, et les cognes n’auraient qu’а voir.

– Et puis, observa timidement l’aоnй qui seul osait causer avec Gavroche et lui donner la rйplique, un fumeron pourrait tomber dans la paille, il faut prendre garde de brыler la maison.

– On ne dit pas brыler la maison, fit Gavroche, on dit riffauder le bocard.

L’orage redoublait. On entendait, а travers des roulements de tonnerre, l’averse battre le dos du colosse.

– Enfoncй, la pluie! dit Gavroche. Зa m’amuse d’entendre couler la carafe le long des jambes de la maison. L’hiver est une bкte; il perd sa marchandise, il perd sa peine, il ne peut pas nous mouiller, et зa le fait bougonner, ce vieux porteur d’eau-lа.

Cette allusion au tonnerre, dont Gavroche, en sa qualitй de philosophe du dix-neuviиme siиcle, acceptait toutes les consйquences, fut suivie d’un large йclair, si йblouissant que quelque chose en entra par la crevasse dans le ventre de l’йlйphant. Presque en mкme temps la foudre gronda, et trиs furieusement. Les deux petits poussиrent un cri, et se soulevиrent si vivement que le treillage en fut presque йcartй; mais Gavroche tourna vers eux sa face hardie et profita du coup de tonnerre pour йclater de rire.

– Du calme, enfants. Ne bousculons pas l’йdifice. Voilа du beau tonnerre, а la bonne heure! Ce n’est pas lа de la gnognotte d’йclair. Bravo le bon Dieu! nom d’unch! c’est presque aussi bien qu’а l’Ambigu.

Cela dit, il refit l’ordre dans le treillage, poussa doucement les deux enfants sur le chevet du lit, pressa leurs genoux pour les bien йtendre tout de leur long et s’йcria:

– Puisque le bon Dieu allume sa chandelle, je peux souffler la mienne. Les enfants, il faut dormir, mes jeunes humains. C’est trиs mauvais de ne pas dormir. Зa vous ferait schlinguer du couloir, ou, comme on dit dans le grand monde, puer de la gueule. Entortillez-vous bien de la pelure! je vas йteindre. Y кtes-vous?

– Oui, murmura l’aоnй, je suis bien. J’ai comme de la plume sous la tкte.

– On ne dit pas la tкte, cria Gavroche, on dit la tronche.

Les deux enfants se serrиrent l’un contre l’autre. Gavroche acheva de les arranger sur la natte et leur monta la couverture jusqu’aux oreilles, puis rйpйta pour la troisiиme fois l’injonction en langue hiйratique:

– Pioncez!

Et il souffla le lumignon.

А peine la lumiиre йtait-elle йteinte qu’un tremblement singulier commenзa а йbranler le treillage sous lequel les trois enfants йtaient couchйs. C’йtait une multitude de frottements sourds qui rendaient un son mйtallique, comme si des griffes et des dents grinзaient sur le fil de cuivre. Cela йtait accompagnй de toutes sortes de petits cris aigus.

Le petit garзon de cinq ans, entendant ce vacarme au-dessus de sa tкte et glacй d’йpouvante, poussa du coude son frиre aоnй, mais le frиre aоnй «pionзait» dйjа, comme Gavroche le lui avait ordonnй. Alors le petit, n’en pouvant plus de peur, osa interpeller Gavroche, mais tout bas, en retenant son haleine:

– Monsieur?

– Hein? fit Gavroche qui venait de fermer les paupiиres.

– Qu’est-ce que c’est donc que зa?

– C’est les rats, rйpondit Gavroche.

Et il remit sa tкte sur la natte.

Les rats en effet, qui pullulaient par milliers dans la carcasse de l’йlйphant et qui йtaient ces taches noires vivantes dont nous avons parlй, avaient йtй tenus en respect par la flamme de la bougie tant qu’elle avait brillй, mais dиs que cette caverne, qui йtait comme leur citй, avait йtй rendue а la nuit, sentant lа ce que le bon conteur Perrault appelle «de la chair fraоche», ils s’йtaient ruйs en foule sur la tente de Gavroche, avaient grimpй jusqu’au sommet, et en mordaient les mailles comme s’ils cherchaient а percer cette zinzeliиre[73] d’un nouveau genre.

Cependant le petit ne s’endormait pas.

– Monsieur! reprit-il.

– Hein? fit Gavroche.

– Qu’est-ce que c’est donc que les rats?

– C’est des souris.

Cette explication rassura un peu l’enfant. Il avait vu dans sa vie des souris blanches et il n’en avait pas eu peur. Pourtant il йleva encore la voix:

– Monsieur?

– Hein? refit Gavroche.

– Pourquoi n’avez-vous pas un chat?

– J’en ai eu un, rйpondit Gavroche, j’en ai apportй un, mais ils me l’ont mangй.

Cette seconde explication dйfit l’њuvre de la premiиre, et le petit recommenзa а trembler. Le dialogue entre lui et Gavroche reprit pour la quatriиme fois.

– Monsieur!

– Hein?

– Qui зa qui a йtй mangй?

– Le chat.

– Qui зa qui a mangй le chat?

– Les rats.

– Les souris?

– Oui, les rats.

L’enfant, consternй de ces souris qui mangent les chats, poursuivit:

– Monsieur, est-ce qu’elles nous mangeraient, ces souris-lа?

– Pardi! fit Gavroche.

La terreur de l’enfant йtait au comble. Mais Gavroche ajouta:

– N’eпlle pas peur! ils ne peuvent pas entrer. Et puis je suis lа! Tiens, prends ma main. Tais-toi, et pionce!

Gavroche en mкme temps prit la main du petit par-dessus son frиre. L’enfant serra cette main contre lui et se sentit rassurй. Le courage et la force ont de ces communications mystйrieuses. Le silence s’йtait refait autour d’eux, le bruit des voix avait effrayй et йloignй les rats; au bout de quelques minutes ils eurent beau revenir et faire rage, les trois mфmes, plongйs dans le sommeil, n’entendaient plus rien.

Les heures de la nuit s’йcoulиrent. L’ombre couvrait l’immense place de la Bastille, un vent d’hiver qui se mкlait а la pluie soufflait par bouffйes, les patrouilles furetaient les portes, les allйes, les enclos, les coins obscurs, et, cherchant les vagabonds nocturnes, passaient silencieusement devant l’йlйphant; le monstre, debout, immobile, les yeux ouverts dans les tйnиbres, avait l’air de rкver comme satisfait de sa bonne action, et abritait du ciel et des hommes les trois pauvres enfants endormis.

Pour comprendre ce qui va suivre, il faut se souvenir qu’а cette йpoque le corps de garde de la Bastille йtait situй а l’autre extrйmitй de la place, et que ce qui se passait prиs de l’йlйphant ne pouvait кtre ni aperзu, ni entendu par la sentinelle.

Vers la fin de cette heure qui prйcиde immйdiatement le point du jour, un homme dйboucha de la rue Saint-Antoine en courant, traversa la place, tourna le grand enclos de la colonne de Juillet, et se glissa entre les palissades jusque sous le ventre de l’йlйphant. Si une lumiиre quelconque eыt йclairй cet homme, а la maniиre profonde dont il йtait mouillй, on eыt devinй qu’il avait passй la nuit sous la pluie. Arrivй sous l’йlйphant, il fit entendre un cri bizarre qui n’appartient а aucune langue humaine et qu’une perruche seule pourrait reproduire. Il rйpйta deux fois ce cri dont l’orthographe que voici donne а peine quelque idйe:

– Kirikikiou!

Au second cri, une voix claire, gaie et jeune, rйpondit du ventre de l’йlйphant:

– Oui.

Presque immйdiatement, la planche qui fermait le trou se dйrangea et donna passage а un enfant qui descendit le long du pied de l’йlйphant et vint lestement tomber prиs de l’homme. C’йtait Gavroche. L’homme йtait Montparnasse.

Quant а ce cri, kirikikiou, c’йtait lа sans doute ce que l’enfant voulait dire par: Tu demanderas monsieur Gavroche.

En l’entendant, il s’йtait rйveillй en sursaut, avait rampй hors de son «alcфve», en йcartant un peu le grillage qu’il avait ensuite refermй soigneusement, puis il avait ouvert la trappe et йtait descendu.

L’homme et l’enfant se reconnurent silencieusement dans la nuit; Montparnasse se borna а dire:

– Nous avons besoin de toi. Viens nous donner un coup de main.

Le gamin ne demanda pas d’autre йclaircissement.

– Me v’lа, dit-il.

Et tous deux se dirigиrent vers la rue Saint-Antoine, d’oщ sortait Montparnasse, serpentant rapidement а travers la longue file des charrettes de maraоchers qui descendent а cette heure-lа vers la halle.

Les maraоchers accroupis dans leurs voitures parmi les salades et les lйgumes, а demi assoupis, enfouis jusqu’aux yeux dans leurs rouliиres а cause de la pluie battante, ne regardaient mкme pas ces йtranges passants.

Не нашли, что искали? Воспользуйтесь поиском: