ÒÎÐ 5 ñòàòåé: Ìåòîäè÷åñêèå ïîäõîäû ê àíàëèçó ôèíàíñîâîãî ñîñòîÿíèÿ ïðåäïðèÿòèÿ Ïðîáëåìà ïåðèîäèçàöèè ðóññêîé ëèòåðàòóðû ÕÕ âåêà. Êðàòêàÿ õàðàêòåðèñòèêà âòîðîé ïîëîâèíû ÕÕ âåêà Õàðàêòåðèñòèêà øëèôîâàëüíûõ êðóãîâ è åå ìàðêèðîâêà Ñëóæåáíûå ÷àñòè ðå÷è. Ïðåäëîã. Ñîþç. ×àñòèöû ÊÀÒÅÃÎÐÈÈ:
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Chapitre III Les péripéties de l’évasionVoici ce qui avait eu lieu cette même nuit à la Force:
Une évasion avait été concertée entre Babet, Brujon, Gueulemer et Thénardier, quoique Thénardier fût au secret. Babet avait fait l’affaire pour son compte, le jour même, comme on a vu d’après le récit de Montparnasse à Gavroche. Montparnasse devait les aider du dehors.
Brujon, ayant passé un mois dans une chambre de punition, avait eu le temps, premièrement, d’y tresser une corde, deuxièmement, d’y mûrir un plan. Autrefois ces lieux sévères où la discipline de la prison livre le condamné à lui-même, se composaient de quatre murs de pierre, d’un plafond de pierre, d’un pavé de dalles, d’un lit de camp, d’une lucarne grillée, d’une porte doublée de fer, et s’appelaient cachots; mais le cachot a été jugé trop horrible; maintenant cela se compose d’une porte de fer, d’une lucarne grillée, d’un lit de camp, d’un pavé de dalles, d’un plafond de pierre, de quatre murs de pierre, et cela s’appelle chambre de punition. Il y fait un peu jour vers midi. L’inconvénient de ces chambres qui, comme on voit, ne sont pas des cachots, c’est de laisser songer des êtres qu’il faudrait faire travailler.
Brujon donc avait songé, et il était sorti de la chambre de punition avec une corde. Comme on le réputait fort dangereux dans la cour Charlemagne, on le mit dans le Bâtiment-Neuf. La première chose qu’il trouva dans le Bâtiment-Neuf, ce fut Gueulemer, la seconde, ce fut un clou; Gueulemer, c’est-à-dire le crime, un clou, c’est-à-dire la liberté.
Brujon, dont il est temps de se faire une idée complète, était, avec une apparence de complexion délicate et une langueur profondément préméditée, un gaillard poli, intelligent et voleur qui avait le regard caressant et le sourire atroce. Son regard résultait de sa volonté et son sourire résultait de sa nature. Ses premières études dans son art s’étaient dirigées vers les toits; il avait fait faire de grands progrès à l’industrie des arracheurs de plomb qui dépouillent les toitures et dépiautent les gouttières par le procédé dit au gras-double.
Ce qui achevait de rendre l’instant favorable pour une tentative d’évasion, c’est que les couvreurs remaniaient et rejointoyaient, en ce moment-là même, une partie des ardoises de la prison. La cour Saint-Bernard n’était plus absolument isolée de la cour Charlemagne et de la cour Saint-Louis. Il y avait par là-haut des échafaudages et des échelles; en d’autres termes, des ponts et des escaliers du côté de la délivrance.
Le Bâtiment-Neuf, qui était tout ce qu’on pouvait voir au monde de plus lézardé et de plus décrépit, était le point faible de la prison. Les murs en étaient à ce point rongés par le salpêtre qu’on avait été obligé de revêtir d’un parement de bois les voûtes des dortoirs, parce qu’il s’en détachait des pierres qui tombaient sur les prisonniers dans leurs lits. Malgré cette vétusté, on faisait la faute d’enfermer dans le Bâtiment-Neuf les accusés les plus inquiétants, d’y mettre «les fortes causes», comme on dit en langage de prison.
Le Bâtiment-Neuf contenait quatre dortoirs superposés et un comble qu’on appelait le Bel-Air. Un large tuyau de cheminée, probablement de quelque ancienne cuisine des ducs de La Force, partait du rez-de-chaussée, traversait les quatre étages, coupait en deux tous les dortoirs où il figurait une façon de pilier aplati, et allait trouer le toit.
Gueulemer et Brujon étaient dans le même dortoir. On les avait mis par précaution dans l’étage d’en bas. Le hasard faisait que la tête de leurs lits s’appuyait au tuyau de la cheminée.
Thénardier se trouvait précisément au-dessus de leur tête dans ce comble qualifié le Bel-Air.
Le passant qui s’arrête rue Culture-Sainte-Catherine, après la caserne des pompiers, devant la porte cochère de la maison des Bains, voit une cour pleine de fleurs et d’arbustes en caisses, au fond de laquelle se développe, avec deux ailes, une petite rotonde blanche égayée par des contrevents verts, le rêve bucolique de Jean-Jacques. Il n’y a pas plus de dix ans, au-dessus de cette rotonde s’élevait un mur noir, énorme, affreux, nu, auquel elle était adossée. C’était le mur du chemin de ronde de la Force.
Ce mur derrière cette rotonde, c’était Milton entrevu derrière Berquin.
Si haut qu’il fût, ce mur était dépassé par un toit plus noir encore qu’on apercevait au delà. C’était le toit du Bâtiment-Neuf. On y remarquait quatre lucarnes-mansardes armées de barreaux, c’étaient les fenêtres du Bel-Air. Une cheminée perçait ce toit; c’était la cheminée qui traversait les dortoirs.
Le Bel-Air, ce comble du Bâtiment-Neuf, était une espèce de grande halle mansardée, fermée de triples grilles et de portes doublées de tôle que constellaient des clous démesurés. Quand on y entrait par l’extrémité nord, on avait à sa gauche les quatre lucarnes, et à sa droite, faisant face aux lucarnes, quatre cages carrées assez vastes, espacées, séparées par des couloirs étroits, construites jusqu’à hauteur d’appui en maçonnerie et le reste jusqu’au toit en barreaux de fer.
Thénardier était au secret dans une de ces cages, depuis la nuit du 3 février. On n’a jamais pu découvrir comment, et par quelle connivence, il avait réussi à s’y procurer et à y cacher une bouteille de ce vin inventé, dit-on, par Desrues, auquel se mêle un narcotique et que la bande des Endormeurs a rendu célèbre.
Il y a dans beaucoup de prisons des employés traîtres, mi-partis geôliers et voleurs, qui aident aux évasions, qui vendent à la police une domesticité infidèle, et qui font danser l’anse du panier à salade.
Dans cette même nuit donc, où le petit Gavroche avait recueilli les deux enfants errants, Brujon et Gueulemer, qui savaient que Babet, évadé le matin même, les attendait dans la rue ainsi que Montparnasse, se levèrent doucement et se mirent à percer avec le clou que Brujon avait trouvé le tuyau de cheminée auquel leurs lits touchaient. Les gravois tombaient sur le lit de Brujon, de sorte qu’on ne les entendait pas. Les giboulées mêlées de tonnerre ébranlaient les portes sur leurs gonds et faisaient dans la prison un vacarme affreux et utile. Ceux des prisonniers qui se réveillèrent firent semblant de se rendormir et laissèrent faire Gueulemer et Brujon. Brujon était adroit; Gueulemer était vigoureux. Avant qu’aucun bruit fût parvenu au surveillant couché dans la cellule grillée qui avait jour sur le dortoir, le mur était percé, la cheminée escaladée, le treillis de fer qui fermait l’orifice supérieur du tuyau forcé, et les deux redoutables bandits sur le toit. La pluie et le vent redoublaient, le toit glissait.
– Quelle bonne sorgue pour une crampe[74]! dit Brujon.
Un abîme de six pieds de large et de quatre-vingts pieds de profondeur les séparait du mur de ronde. Au fond de cet abîme ils voyaient reluire dans l’obscurité le fusil d’un factionnaire. Ils attachèrent par un bout aux tronçons des barreaux de la cheminée qu’ils venaient de tordre la corde que Brujon avait filée dans son cachot, lancèrent l’autre bout par-dessus le mur de ronde, franchirent d’un bond l’abîme, se cramponnèrent au chevron du mur, l’enjambèrent, se laissèrent glisser l’un après l’autre le long de la corde sur un petit toit qui touche à la maison des Bains, ramenèrent leur corde à eux, sautèrent dans la cour des Bains, la traversèrent, poussèrent le vasistas du portier, auprès duquel pendait son cordon, tirèrent le cordon, ouvrirent la porte cochère, et se trouvèrent dans la rue.
Il n’y avait pas trois quarts d’heure qu’ils s’étaient levés debout sur leurs lits dans les ténèbres, leur clou à la main, leur projet dans la tête.
Quelques instants après, ils avaient rejoint Babet et Montparnasse qui rôdaient dans les environs.
En tirant leur corde à eux, ils l’avaient cassée, et il en était resté un morceau attaché à la cheminée sur le toit. Ils n’avaient du reste d’autre avarie que de s’être à peu près entièrement enlevé la peau des mains.
Cette nuit-là, Thénardier était prévenu, sans qu’on ait pu éclaircir de quelle façon, et ne dormait pas.
Vers une heure du matin, la nuit étant très noire, il vit passer sur le toit, dans la pluie et dans la bourrasque, devant la lucarne qui était vis-à-vis de sa cage, deux ombres. L’une s’arrêta à la lucarne le temps d’un regard. C’était Brujon. Thénardier le reconnut, et comprit. Cela lui suffit.
Thénardier, signalé comme escarpe et détenu sous prévention de guet-apens nocturne à main armée, était gardé à vue. Un factionnaire, qu’on relevait de deux heures en deux heures, se promenait le fusil chargé devant sa cage. Le Bel-Air était éclairé par une applique. Le prisonnier avait aux pieds une paire de fers du poids de cinquante livres. Tous les jours à quatre heures de l’après-midi, un gardien escorté de deux dogues, – cela se faisait encore ainsi à cette époque, – entrait dans sa cage, déposait près de son lit un pain noir de deux livres, une cruche d’eau et une écuelle pleine d’un bouillon assez maigre où nageaient quelques gourganes[75], visitait ses fers et frappait sur les barreaux. Cet homme avec ses dogues revenait deux fois dans la nuit.
Thénardier avait obtenu la permission de conserver une espèce de cheville en fer dont il se servait pour clouer son pain dans une fente de la muraille, «afin, disait-il, de le préserver des rats». Comme on gardait Thénardier à vue, on n’avait point trouvé d’inconvénient à cette cheville. Cependant on se souvint plus tard qu’un gardien avait dit: – Il vaudrait mieux ne lui laisser qu’une cheville en bois.
À deux heures du matin on vint changer le factionnaire qui était un vieux soldat, et on le remplaça par un conscrit. Quelques instants après, l’homme aux chiens fit sa visite, et s’en alla sans avoir rien remarqué, si ce n’est la trop grande jeunesse et «l’air paysan» du «tourlourou». Deux heures après, à quatre heures, quand on vint relever le conscrit, on le trouva endormi et tombé à terre comme un bloc près de la cage de Thénardier. Quant à Thénardier, il n’y était plus. Ses fers brisés étaient sur le carreau. Il y avait un trou au plafond de sa cage, et, au-dessus, un autre trou dans le toit. Une planche de son lit avait été arrachée et sans doute emportée, car on ne la retrouva point. On saisit aussi dans la cellule une bouteille à moitié vidée qui contenait le reste du vin stupéfiant avec lequel le soldat avait été endormi. La bayonnette du soldat avait disparu.
Au moment où ceci fut découvert, on crut Thénardier hors de toute atteinte. La réalité est qu’il n’était plus dans le Bâtiment-Neuf, mais qu’il était encore fort en danger. Son évasion n’était point consommée.
Thénardier, en arrivant sur le toit du Bâtiment-Neuf, avait trouvé le reste de la corde de Brujon qui pendait aux barreaux de la trappe supérieure de la cheminée, mais ce bout cassé étant beaucoup trop court, il n’avait pu s’évader par-dessus le chemin de ronde comme avaient fait Brujon et Gueulemer.
Quand on détourne de la rue des Ballets dans la rue du Roi-de-Sicile, on rencontre presque tout de suite à droite un enfoncement sordide. Il y avait là au siècle dernier une maison dont il ne reste plus que le mur de fond, véritable mur de masure qui s’élève à la hauteur d’un troisième étage entre les bâtiments voisins. Cette ruine est reconnaissable à deux grandes fenêtres carrées qu’on y voit encore; celle du milieu, la plus proche du pignon de droite, est barrée d’une solive vermoulue ajustée en chevron d’étai. À travers ces fenêtres on distinguait autrefois une haute muraille lugubre qui était un morceau de l’enceinte du chemin de ronde de la Force.
Le vide que la maison démolie a laissé sur la rue est à moitié rempli par une palissade en planches pourries contrebutée de cinq bornes de pierre. Dans cette clôture se cache une petite baraque appuyée à la ruine restée debout. La palissade a une porte qui, il y a quelques années, n’était fermée que d’un loquet.
C’est sur la crête de cette ruine que Thénardier était parvenu un peu après trois heures du matin.
Comment était-il arrivé là? C’est ce qu’on n’a jamais pu expliquer ni comprendre. Les éclairs avaient dû tout ensemble le gêner et l’aider. S’était-il servi des échelles et des échafaudages des couvreurs pour gagner de toit en toit, de clôture en clôture, de compartiment en compartiment, les bâtiments de la cour Charlemagne, puis les bâtiments de la cour Saint-Louis, le mur de ronde, et de là la masure sur la rue du Roi-de-Sicile? Mais il y avait dans ce trajet des solutions de continuité qui semblaient le rendre impossible. Avait-il posé la planche de son lit comme un pont du toit du Bel-Air au mur du chemin de ronde, et s’était-il mis à ramper à plat ventre sur le chevron du mur de ronde tout autour de la prison jusqu’à la masure? Mais le mur du chemin de ronde de la Force dessinait une ligne crénelée et inégale, il montait et descendait, il s’abaissait à la caserne des pompiers, il se relevait à la maison des Bains, il était coupé par des constructions, il n’avait pas la même hauteur sur l’hôtel Lamoignon que sur la rue Pavée, il avait partout des chutes et des angles droits; et puis les sentinelles auraient dû voir la sombre silhouette du fugitif; de cette façon encore le chemin fait par Thénardier reste à peu près inexplicable. Des deux manières, fuite impossible. Thénardier, illuminé par cette effrayante soif de la liberté qui change les précipices en fossés, les grilles de fer en claies d’osier, un cul-de-jatte en athlète, un podagre en oiseau, la stupidité en instinct, l’instinct en intelligence et l’intelligence en génie, Thénardier avait-il inventé et improvisé une troisième manière? On ne l’a jamais su.
On ne peut pas toujours se rendre compte des merveilles de l’évasion. L’homme qui s’échappe, répétons-le, est un inspiré; il y a de l’étoile et de l’éclair dans la mystérieuse lueur de la fuite; l’effort vers la délivrance n’est pas moins surprenant que le coup d’aile vers le sublime; et l’on dit d’un voleur évadé: Comment a-t-il fait pour escalader ce toit? de même qu’on dit de Corneille: Où a-t-il trouvé Qu’il mourût?
Quoi qu’il en soit, ruisselant de sueur, trempé par la pluie, les vêtements en lambeaux, les mains écorchées, les coudes en sang, les genoux déchirés, Thénardier était arrivé sur ce que les enfants, dans leur langue figurée, appellent le coupant du mur de la ruine, il s’y était couché tout de son long, et là, la force lui avait manqué. Un escarpement à pic de la hauteur d’un troisième étage le séparait du pavé de la rue.
La corde qu’il avait était trop courte.
Il attendait là, pâle, épuisé, désespéré de tout l’espoir qu’il avait eu, encore couvert par la nuit, mais se disant que le jour allait venir, épouvanté de l’idée d’entendre avant quelques instants sonner à l’horloge voisine de Saint-Paul quatre heures, heure où l’on viendrait relever la sentinelle et où on la trouverait endormie sous le toit percé, regardant avec stupeur, à une profondeur terrible, à la lueur des réverbères, le pavé mouillé et noir, ce pavé désiré et effroyable qui était la mort et qui était la liberté.
Il se demandait si ses trois complices d’évasion avaient réussi, s’ils l’avaient attendu, et s’ils viendraient à son aide. Il écoutait. Excepté une patrouille, personne n’avait passé dans la rue depuis qu’il était là. Presque toute la descente des maraîchers de Montreuil, de Charonne, de Vincennes et de Bercy à la halle se fait par la rue Saint-Antoine.
Quatre heures sonnèrent. Thénardier tressaillit, peu d’instants après, cette rumeur effarée et confuse qui suit une évasion découverte éclata dans la prison. Le bruit des portes qu’on ouvre et qu’on ferme, le grincement des grilles sur leurs gonds, le tumulte du corps de garde, les appels rauques des guichetiers, le choc des crosses de fusil sur le pavé des cours, arrivaient jusqu’à lui. Des lumières montaient et descendaient aux fenêtres grillées des dortoirs, une torche courait sur le comble du Bâtiment-Neuf, les pompiers de la caserne d’à côté avaient été appelés. Leurs casques, que la torche éclairait dans la pluie, allaient et venaient le long des toits. En même temps Thénardier voyait du côté de la Bastille une nuance blafarde blanchir lugubrement le bas du ciel.
Lui était sur le haut d’un mur de dix pouces de large, étendu sous l’averse, avec deux gouffres à droite et à gauche, ne pouvant bouger, en proie au vertige d’une chute possible et à l’horreur d’une arrestation certaine, et sa pensée, comme le battant d’une cloche, allait de l’une de ces idées à l’autre: – Mort si je tombe, pris si je reste.
Dans cette angoisse, il vit tout à coup, la rue étant encore tout à fait obscure, un homme qui se glissait le long des murailles et qui venait du côté de la rue Pavée s’arrêter dans le renfoncement au-dessus duquel Thénardier était comme suspendu. Cet homme fût rejoint par un second qui marchait avec la même précaution, puis par un troisième, puis par un quatrième. Quand ces hommes furent réunis, l’un d’eux souleva le loquet de la porte de la palissade, et ils entrèrent tous quatre dans l’enceinte où est la baraque. Ils se trouvaient précisément au-dessous de Thénardier. Ces hommes avaient évidemment choisi ce renfoncement pour pouvoir causer sans être vus des passants ni de la sentinelle qui garde le guichet de la Force à quelques pas de là. Il faut dire aussi que la pluie tenait cette sentinelle bloquée dans sa guérite. Thénardier, ne pouvant distinguer leurs visages, prêta l’oreille à leurs paroles avec l’attention désespérée d’un misérable qui se sent perdu.
Thénardier vit passer devant ses yeux quelque chose qui ressemblait à l’espérance, ces hommes parlaient argot.
Le premier disait, bas, mais distinctement:
– Décarrons. Qu’est-ce que nous maquillons icigo[76]?
Le second répondit:
– Allons nous en. Qu’est-ce que nous faisons ici?
– Il lansquine à éteindre le riffe du rabouin. Et puis les coqueurs vont passer, il y a là un grivier qui porte gaffe, nous allons nous faire emballer icicaille[77].
Ces deux mots, icigo et icicaille, qui tous deux veulent dire ici, et qui appartiennent, le premier à l’argot des barrières, le second à l’argot du Temple, furent des traits de lumière pour Thénardier. À icigo il reconnut Brujon, qui était rôdeur de barrières, et à icicaille Babet, qui, parmi tous ses métiers, avait été revendeur au Temple.
L’antique argot du grand siècle ne se parle plus qu’au Temple, et Babet était le seul même qui le parlât bien purement. Sans icicaille, Thénardier ne l’aurait point reconnu, car il avait tout à fait dénaturé sa voix.
Cependant le troisième était intervenu:
– Rien ne presse encore, attendons un peu. Qu’est-ce qui nous dit qu’il n’a pas besoin de nous?
À ceci, qui n’était que du français, Thénardier reconnut Montparnasse, lequel mettait son élégance à entendre tous les argots et à n’en parler aucun.
Quant au quatrième, il se taisait, mais ses vastes épaules le dénonçaient. Thénardier n’hésita pas. C’était Gueulemer.
Brujon répliqua presque impétueusement, mais toujours à voix basse:
– Qu’est-ce que tu nous bonis là? Le tapissier n’aura pas pu tirer sa crampe. Il ne sait pas le truc, quoi! Bouliner sa limace et faucher ses empaffes pour maquiller une tortouse, caler des boulins aux lourdes, braser des faffes, maquiller des caroubles, faucher les durs, balancer sa tortouse dehors, se planquer, se camoufler, il faut être mariol! Le vieux n’aura pas pu, il ne sait pas goupiner [78]!
Babet ajouta, toujours dans ce sage argot classique que parlaient Poulailler et Cartouche, et qui est à l’argot hardi, nouveau, coloré et risqué dont usait Brujon ce que la langue de Racine est à la langue d’André Chénier:
– Ton orgue tapissier aura été fait marron dans l’escalier. Il faut être arcasien. C’est un galifard. Il se sera laissé jouer l’harnache par un roussin, peut-être même par un roussi, qui lui aura battu comtois. Prête l’oche, Montparnasse, entends-tu ces criblements dans le collège? Tu as vu toutes ces camoufles. Il est tombé, va! Il en sera quitte pour tirer ses vingt longes. Je n’ai pas taf, je ne suis pas un taffeur, c’est colombé, mais il n’y a plus qu’à faire les lézards, ou autrement on nous la fera gambiller. Ne renaude pas, viens avec nousiergue, allons picter une rouillarde encible.[79]
– On ne laisse pas les amis dans l’embarras, grommela Montparnasse.
– Je te bonis qu’il est malade, reprit Brujon. À l’heure qui toque, le tapissier ne vaut pas une broque! Nous n’y pouvons rien. Décarrons. Je crois à tout moment qu’un cogne me ceintre en pogne![80]
Montparnasse ne résistait plus que faiblement; le fait est que ces quatre hommes, avec cette fidélité qu’ont les bandits de ne jamais s’abandonner entre eux, avaient rôdé toute la nuit autour de la Force, quel que fût le péril, dans l’espérance de voir surgir au haut de quelque muraille Thénardier. Mais la nuit qui devenait vraiment trop belle, c’était une averse à rendre toutes les rues désertes, le froid qui les gagnait, leurs vêtements trempés, leurs chaussures percées, le bruit inquiétant qui venait d’éclater dans la prison, les heures écoulées, les patrouilles rencontrées, l’espoir qui s’en allait, la peur qui revenait, tout cela les poussait à la retraite. Montparnasse lui-même, qui était peut-être un peu le gendre de Thénardier, cédait. Un moment de plus, ils étaient partis. Thénardier haletait sur son mur comme les naufragés de la Méduse sur leur radeau en voyant le navire apparu s’évanouir à l’horizon.
Il n’osait les appeler, un cri entendu pouvait tout perdre, il eut une idée, une dernière, une lueur; il prit dans sa poche le bout de la corde de Brujon qu’il avait détaché de la cheminée du Bâtiment-Neuf, et le jeta dans l’enceinte de la palissade.
Cette corde tomba à leurs pieds.
– Une veuve[81], dit Babet.
– Ma tortouse [82]! dit Brujon.
– L’aubergiste est là, dit Montparnasse.
Ils levèrent les yeux. Thénardier avança un peu la tête.
– Vite! dit Montparnasse, as-tu l’autre bout de la corde, Brujon?
– Oui.
– Noue les deux bouts ensemble, nous lui jetterons la corde, il la fixera au mur, il en aura assez pour descendre.
Thénardier se risqua à élever la voix.
– Je suis transi.
– On te réchauffera.
– Je ne puis plus bouger.
– Tu te laisseras glisser, nous te recevrons.
– J’ai les mains gourdes.
– Noue seulement la corde au mur.
– Je ne pourrai pas.
– Il faut que l’un de nous monte, dit Montparnasse.
– Trois étages! fit Brujon.
Un ancien conduit en plâtre, lequel avait servi à un poêle qu’on allumait jadis dans la baraque, rampait le long du mur et montait presque jusqu’à l’endroit où l’on apercevait Thénardier. Ce tuyau, alors fort lézardé et tout crevassé, est tombé depuis, mais on en voit encore les traces. Il était fort étroit.
– On pourrait monter par là, fit Montparnasse.
– Par ce tuyau? s’écria Babet, un orgue [83]! jamais! il faudrait un mion[84].
– Il faudrait un môme[85], reprit Brujon.
– Où trouver un moucheron? dit Gueulemer.
– Attendez, dit Montparnasse. J’ai l’affaire.
Il entr’ouvrit doucement la porte de la palissade, s’assura qu’aucun passant ne traversait la rue, sortit avec précaution, referma la porte derrière lui, et partit en courant dans la direction de la Bastille.
Sept ou huit minutes s’écoulèrent, huit mille siècles pour Thénardier; Babet, Brujon et Gueulemer ne desserraient pas les dents; la porte se rouvrit enfin, et Montparnasse parut, essoufflé, et amenant Gavroche. La pluie continuait de faire la rue complètement déserte.
Le petit Gavroche entra dans l’enceinte et regarda ces figures de bandits d’un air tranquille. L’eau lui dégouttait des cheveux. Gueulemer lui adressa la parole:
– Mioche, es-tu un homme?
Gavroche haussa les épaules et répondit:
– Un môme comme mézig est un orgue, et des orgues comme vousailles sont des mômes[86].
– Comme le mion joue du crachoir [87]! s’écria Babet.
– Le môme pantinois n’est pas maquillé de fertille lansquinée[88], ajouta Brujon.
– Qu’est-ce qu’il vous faut? dit Gavroche.
Montparnasse répondit:
– Grimper par ce tuyau.
– Avec cette veuve[89], fît Babet.
– Et ligoter la tortouse[90], continua Brujon.
– Au monté du montant[91], reprit Babet.
– Au pieu de la vanterne[92], ajouta Brujon.
– Et puis? dit Gavroche.
– Voilà! dit Gueulemer.
Le gamin examina la corde, le tuyau, le mur, les fenêtres, et fit cet inexprimable et dédaigneux bruit des lèvres qui signifie:
– Que ça!
– Il y a un homme là-haut que tu sauveras, reprit Montparnasse.
– Veux-tu? reprit Brujon.
– Serin! répondit l’enfant comme si la question lui paraissait inouïe; et il ôta ses souliers.
Gueulemer saisit Gavroche d’un bras, le posa sur le toit de la baraque, dont les planches vermoulues pliaient sous le poids de l’enfant, et lui remit la corde que Brujon avait renouée pendant l’absence de Montparnasse. Le gamin se dirigea vers le tuyau où il était facile d’entrer grâce à une large crevasse qui touchait au toit. Au moment où il allait monter, Thénardier, qui voyait le salut et la vie s’approcher, se pencha au bord du mur; la première lueur du jour blanchissait son front inondé de sueur, ses pommettes livides, son nez effilé et sauvage, sa barbe grise toute hérissée, et Gavroche le reconnut.
– Tiens! dit-il, c’est mon père!… Oh! cela n’empêche pas.
Et prenant la corde dans ses dents, il commença résolûment l’escalade.
Il parvint au haut de la masure, enfourcha le vieux mur comme un cheval, et noua solidement la corde à la traverse supérieure de la fenêtre.
Un moment après, Thénardier était dans la rue.
Dès qu’il eut touché le pavé, dès qu’il se sentit hors de danger, il ne fut plus ni fatigué, ni transi, ni tremblant; les choses terribles dont il sortait s’évanouirent comme une fumée, toute cette étrange et féroce intelligence se réveilla, et se trouva debout et libre, prête à marcher devant elle. Voici quel fut le premier mot de cet homme:
– Maintenant, qui allons-nous manger?
Il est inutile d’expliquer le sens de ce mot affreusement transparent qui signifie tout à la fois tuer, assassiner et dévaliser. Manger, sens vrai: dévorer.
– Rencognons-nous bien, dit Brujon. Finissons en trois mots, et nous nous séparerons tout de suite. Il y avait une affaire qui avait l’air bonne rue Plumet, une rue déserte, une maison isolée, une vieille grille pourrie sur un jardin, des femmes seules.
– Eh bien! pourquoi pas? demanda Thénardier.
– Ta fée[93], Éponine, a été voir la chose, répondit Babet.
– Et elle a apporté un biscuit à Magnon, ajouta Gueulemer. Rien à maquiller là[94].
– La fée n’est pas loffe[95], fit Thénardier. Pourtant il faudra voir.
– Oui, oui, dit Brujon, il faudra voir.
Cependant aucun de ces hommes n’avait plus l’air de voir Gavroche qui, pendant ce colloque, s’était assis sur une des bornes de la palissade; il attendit quelques instants, peut-être que son père se tournât vers lui, puis il remit ses souliers, et dit:
– C’est fini? Vous n’avez plus besoin de moi, les hommes? vous voilà tirés d’affaire. Je m’en vas. Il faut que j’aille lever mes mômes.
Et il s’en alla.
Les cinq hommes sortirent l’un après l’autre de la palissade.
Quand Gavroche eut disparu au tournant de la rue des Ballets, Babet prit Thénardier à part:
– As-tu regardé ce mion? lui demanda-t-il.
– Quel mion?
– Le mion qui a grimpé au mur et t’a porté la corde.
– Pas trop.
– Eh bien, je ne sais pas, mais il me semble que c’est ton fils.
– Bah! dit Thénardier, crois-tu?
Et il s’en alla.
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