Livre septiиme – L’argot

Chapitre I
Origine[96]

Pigritia[97] est un mot terrible.

Il engendre un monde, la pиgre, lisez: le vol, et un enfer, la pйgrenne, lisez: la faim.

Ainsi la paresse est mиre.

Elle a un fils, le vol, et une fille, la faim.

Oщ sommes-nous en ce moment? Dans l’argot.

Qu’est-ce que l’argot? C’est tout а la fois la nation et l’idiome; c’est le vol sous ses deux espиces, peuple et langue.

Lorsqu’il y a trente-quatre ans, le narrateur de cette grave et sombre histoire introduisait au milieu d’un ouvrage йcrit dans le mкme but que celui-ci[98] un voleur parlant argot, il y eut йbahissement et clameur. – Quoi! comment! l’argot? Mais l’argot est affreux! mais c’est la langue des chiourmes, des bagnes, des prisons, de tout ce que la sociйtй a de plus abominable! etc., etc., etc.

Nous n’avons jamais compris ce genre d’objections.

Depuis, deux puissants romanciers, dont l’un est un profond observateur du cњur humain, l’autre un intrйpide ami du peuple, Balzac et Eugиne Sue, ayant fait parler des bandits dans leur langue naturelle comme l’avait fait en 1828 l’auteur du Dernier jour d’un condamnй, les mкmes rйclamations se sont йlevйes. On a rйpйtй: – Que nous veulent les йcrivains avec ce rйvoltant patois? l’argot est odieux! l’argot fait frйmir!

Qui le nie? Sans doute.

Lorsqu’il s’agit de sonder une plaie, un gouffre ou une sociйtй, depuis quand est-ce un tort de descendre trop avant, d’aller au fond? Nous avions toujours pensй que c’йtait quelquefois un acte de courage, et tout au moins une action simple et utile, digne de l’attention sympathique que mйrite le devoir acceptй et accompli. Ne pas tout explorer, ne pas tout йtudier, s’arrкter en chemin, pourquoi? S’arrкter est le fait de la sonde et non du sondeur.

Certes, aller chercher dans les bas-fonds de l’ordre social, lа oщ la terre finit et oщ la boue commence, fouiller dans ces vagues йpaisses, poursuivre, saisir et jeter tout palpitant sur le pavй cet idiome abject qui ruisselle de fange ainsi tirй au jour, ce vocabulaire pustuleux dont chaque mot semble un anneau immonde d’un monstre de la vase et des tйnиbres, ce n’est ni une tвche attrayante, ni une tвche aisйe. Rien n’est plus lugubre que de contempler ainsi а nu, а la lumiиre de la pensйe, le fourmillement effroyable de l’argot. Il semble en effet que ce soit une sorte d’horrible bкte faite pour la nuit qu’on vient d’arracher de son cloaque. On croit voir une affreuse broussaille vivante et hйrissйe qui tressaille, se meut, s’agite, redemande l’ombre, menace et regarde. Tel mot ressemble а une griffe, tel autre а un њil йteint et sanglant; telle phrase semble remuer comme une pince de crabe. Tout cela vit de cette vitalitй hideuse des choses qui se sont organisйes dans la dйsorganisation.

Maintenant, depuis quand l’horreur exclut-elle l’йtude? depuis quand la maladie chasse-t-elle le mйdecin? Se figure-t-on un naturaliste qui refuserait d’йtudier la vipиre, la chauve-souris, le scorpion, la scolopendre, la tarentule, et qui les rejetterait dans leurs tйnиbres en disant: Oh! que c’est laid! Le penseur qui se dйtournerait de l’argot ressemblerait а un chirurgien qui se dйtournerait d’un ulcиre ou d’une verrue. Ce serait un philologue hйsitant а examiner un fait de la langue, un philosophe hйsitant а scruter un fait de l’humanitй. Car, il faut bien le dire а ceux qui l’ignorent, l’argot est tout ensemble un phйnomиne littйraire et un rйsultat social. Qu’est-ce que l’argot proprement dit? L’argot est la langue de la misиre.

Ici on peut nous arrкter; on peut gйnйraliser le fait, ce qui est quelquefois une maniиre de l’attйnuer, on peut nous dire que tous les mйtiers, toutes les professions, on pourrait presque ajouter tous les accidents de la hiйrarchie sociale et toutes les formes de l’intelligence, ont leur argot. Le marchand qui dit: Montpellier disponible; Marseille belle qualitй, l’agent de change qui dit: report, prime, fin courant, le joueur qui dit: tiers et tout, refait de pique, l’huissier des оles normandes qui dit: l’affieffeur s’arrкtant а son fonds ne peut clвmer les fruits de ce fonds pendant la saisie hйrйditale des immeubles du renonciateur, le vaudevilliste qui dit: on a йgayй l’ours [99], le comйdien qui dit: j’ai fait four, le philosophe qui dit: triplicitй phйnomйnale, le chasseur qui dit: voileci allais, voileci fuyant, le phrйnologue qui dit: amativitй, combativitй, sйcrйtivitй, le fantassin qui dit: ma clarinette, le cavalier qui dit: mon poulet d’Inde, le maоtre d’armes qui dit: tierce, quarte, rompez, l’imprimeur qui dit: parlons batio, tous, imprimeur, maоtre d’armes, cavalier, fantassin, phrйnologue, chasseur, philosophe, comйdien, vaudevilliste, huissier, joueur, agent de change, marchand, parlent argot. Le peintre qui dit: mon rapin, le notaire qui dit: mon saute-ruisseau, le perruquier qui dit: mon commis, le savetier qui dit: mon gniaf, parlent argot. А la rigueur, et si on le veut absolument, toutes ces faзons diverses de dire la droite et la gauche, le matelot bвbord et tribord, le machiniste, cфtй cour et cфtй jardin, le bedeau, cфtй de l’йpоtre et cфtй de l’йvangile, sont de l’argot. Il y a l’argot des mijaurйes comme il y a eu l’argot des prйcieuses. L’hфtel de Rambouillet confinait quelque peu а la Cour des Miracles. Il y a l’argot des duchesses, tйmoin cette phrase йcrite dans un billet doux par une trиs grande dame et trиs jolie femme de la Restauration: «Vous trouverez dans ces potains-lа une foultitude de raisons pour que je me libertise[100].» Les chiffres diplomatiques sont de l’argot; la chancellerie pontificale, en disant 26 pour Rome, grkztntgzyal pour envoi et abfxustgrnogrkzu tu XI pour duc de Modиne, parle argot. Les mйdecins du moyen вge qui, pour dire carotte, radis et navet, disaient: opoponach, perfroschinum, reptitalmus, dracatholicum angelorum, postmegorum, parlaient argot. Le fabricant de sucre qui dit: vergeoise, tкte, claircй, tape, lumps, mйlis, bвtarde, commun, brыlй, plaque, cet honnкte manufacturier parle argot. Une certaine йcole de critique d’il y a vingt ans qui disait: – La moitiй de Shakespeare est jeux de mots et calembours, – parlait argot. Le poиte et l’artiste qui, avec un sens profond, qualifieront M. de Montmorency «un bourgeois», s’il ne se connaоt pas en vers et en statues, parlent argot. L’acadйmicien classique qui appelle les fleurs Flore, les fruits Pomone, la mer Neptune, l’amour les feux, la beautй les appas, un cheval un coursier, la cocarde blanche ou tricolore la rose de Bellone, le chapeau а trois cornes le triangle de Mars, l’acadйmicien classique parle argot. L’algиbre, la mйdecine, la botanique, ont leur argot. La langue qu’on emploie а bord, cette admirable langue de la mer, si complиte et si pittoresque, qu’ont parlйe Jean Bart, Duquesne, Suffren et Duperrй, qui se mкle au sifflement des agrиs, au bruit des porte-voix, au choc des haches d’abordage, au roulis, au vent, а la rafale, au canon, est tout un argot hйroпque et йclatant qui est au farouche argot de la pиgre ce que le lion est au chacal.

Sans doute. Mais, quoi qu’on en puisse dire, cette faзon de comprendre le mot argot est une extension, que tout le monde mкme n’admettra pas. Quant а nous, nous conservons а ce mot sa vieille acception prйcise, circonscrite et dйterminйe, et nous restreignons l’argot а l’argot. L’argot vйritable, l’argot par excellence, Si ces deux mots peuvent s’accoupler, l’immйmorial argot qui йtait un royaume, n’est autre chose, nous le rйpйtons, que la langue laide, inquiиte, sournoise, traоtre, venimeuse, cruelle, louche, vile, profonde, fatale, de la misиre. Il y a, а l’extrйmitй de tous les abaissements et de toutes les infortunes, une derniиre misиre qui se rйvolte et qui se dйcide а entrer en lutte contre l’ensemble des faits heureux et des droits rйgnants; lutte affreuse oщ, tantфt rusйe, tantфt violente, а la fois malsaine et fйroce, elle attaque l’ordre social а coups d’йpingle par le vice et а coup de massue par le crime. Pour les besoins de cette lutte, la misиre a inventй une langue de combat qui est l’argot.

Faire surnager et soutenir au-dessus de l’oubli, au-dessus du gouffre, ne fыt-ce qu’un fragment d’une langue quelconque que l’homme a parlйe et qui se perdrait, c’est-а-dire un des йlйments, bons ou mauvais, dont la civilisation se compose ou se complique, c’est йtendre les donnйes de l’observation sociale, c’est servir la civilisation mкme. Ce service, Plaute l’a rendu, le voulant ou ne le voulant pas, en faisant parler le phйnicien а deux soldats carthaginois[101]; ce service, Moliиre l’a rendu en faisant parler le levantin et toutes sortes de patois а tant de ses personnages. Ici les objections se raniment. Le phйnicien, а merveille! le levantin, а la bonne heure! mкme le patois, passe! ce sont des langues qui ont appartenu а des nations ou а des provinces; mais l’argot? а quoi bon conserver l’argot? а quoi bon «faire surnager» l’argot?

А cela nous ne rйpondrons qu’un mot. Certes, si la langue qu’a parlйe une nation ou une province est digne d’intйrкt, il est une chose plus digne encore d’attention et d’йtude, c’est la langue qu’a parlйe une misиre.

C’est la langue qu’a parlйe en France, par exemple, depuis plus de quatre siиcles, non seulement une misиre, mais la misиre, toute la misиre humaine possible.

Et puis, nous y insistons, йtudier les difformitйs et les infirmitйs sociales et les signaler pour les guйrir, ce n’est point une besogne oщ le choix soit permis. L’historien des mњurs et des idйes n’a pas une mission moins austиre que l’historien des йvйnements. Celui-ci a la surface de la civilisation, les luttes des couronnes, les naissances de princes, les mariages de rois, les batailles, les assemblйes, les grands hommes publics, les rйvolutions au soleil, tout le dehors; l’autre historien a l’intйrieur, le fond, le peuple qui travaille, qui souffre et qui attend, la femme accablйe, l’enfant qui agonise, les guerres sourdes d’homme а homme, les fйrocitйs obscures, les prйjugйs, les iniquitйs convenues, les contre-coups souterrains de la loi, les йvolutions secrиtes des вmes, les tressaillements indistincts des multitudes, les meurt-de-faim, les va-nu-pieds, les bras-nus, les dйshйritйs, les orphelins, les malheureux et les infвmes, toutes les larves qui errent dans l’obscuritй. Il faut qu’il descende, le cњur plein de charitй et de sйvйritй а la fois, comme un frиre et comme un juge, jusqu’а ces casemates impйnйtrables oщ rampent pкle-mкle ceux qui saignent et ceux qui frappent, ceux qui pleurent et ceux qui maudissent, ceux qui jeыnent et ceux qui dйvorent, ceux qui endurent le mal et ceux qui le font. Ces historiens des cњurs et des вmes ont-ils des devoirs moindres que les historiens des faits extйrieurs? Croit-on qu’Alighieri ait moins de choses а dire que Machiavel? Le dessous de la civilisation, pour кtre plus profond et plus sombre, est-il moins important que le dessus? Connaоt-on bien la montagne quand on ne connaоt pas la caverne?

Disons-le du reste en passant, de quelques mots de ce qui prйcиde on pourrait infйrer entre les deux classes d’historiens une sйparation tranchйe qui n’existe pas dans notre esprit. Nul n’est bon historien de la vie patente, visible, йclatante et publique des peuples s’il n’est en mкme temps, dans une certaine mesure, historien de leur vie profonde et cachйe; et nul n’est bon historien du dedans s’il ne sait кtre, toutes les fois que besoin est, historien du dehors. L’histoire des mњurs et des idйes pйnиtre l’histoire des йvйnements, et rйciproquement. Ce sont deux ordres de faits diffйrents qui se rйpondent, qui s’enchaоnent toujours et s’engendrent souvent. Tous les linйaments que la providence trace а la surface d’une nation ont leurs parallиles sombres, mais distincts, dans le fond, et toutes les convulsions du fond produisent des soulиvements а la surface. La vraie histoire йtant mкlйe а tout, le vйritable historien se mкle de tout.

L’homme n’est pas un cercle а un seul centre; c’est une ellipse а deux foyers. Les faits sont l’un, les idйes sont l’autre.

L’argot n’est autre chose qu’un vestiaire oщ la langue, ayant quelque mauvaise action а faire, se dйguise. Elle s’y revкt de mots masques et de mйtaphores haillons.

De la sorte elle devient horrible.

On a peine а la reconnaоtre. Est-ce bien la langue franзaise, la grande langue humaine? La voilа prкte а entrer en scиne et а donner au crime la rйplique, et propre а tous les emplois du rйpertoire du mal. Elle ne marche plus, elle clopine; elle boite sur la bйquille de la Cour des miracles, bйquille mйtamorphosable en massue; elle se nomme truanderie; tous les spectres, ses habilleurs, l’ont grimйe; elle se traоne et se dresse, double allure du reptile. Elle est apte а tous les rфles dйsormais, faite louche par le faussaire, vert-de-grisйe par l’empoisonneur, charbonnйe de la suie de l’incendiaire; et le meurtrier lui met son rouge.

Quand on йcoute, du cфtй des honnкtes gens, а la porte de la sociйtй, on surprend le dialogue de ceux qui sont dehors. On distingue des demandes et des rйponses. On perзoit, sans le comprendre, un murmure hideux, sonnant presque comme l’accent humain, mais plus voisin du hurlement que de la parole. C’est l’argot. Les mots sont difformes, et empreints d’on ne sait quelle bestialitй fantastique. On croit entendre des hydres parler.

C’est l’inintelligible dans le tйnйbreux. Cela grince et cela chuchote, complйtant le crйpuscule par l’йnigme. Il fait noir dans le malheur, il fait plus noir encore dans le crime; ces deux noirceurs amalgamйes composent l’argot. Obscuritй dans l’atmosphиre, obscuritй dans les actes, obscuritй dans les voix. Йpouvantable langue crapaude qui va, vient, sautиle, rampe, bave, et se meut monstrueusement dans cette immense brume grise faite de pluie, de nuit, de faim, de vice, de mensonge, d’injustice, de nuditй, d’asphyxie et d’hiver, plein midi des misйrables.

Ayons compassion des chвtiйs. Hйlas! qui sommes-nous nous-mкmes? qui suis-je, moi qui vous parle? qui кtes-vous, vous qui m’йcoutez? d’oщ venons-nous? et est-il bien sыr que nous n’ayons rien fait avant d’кtre nйs? La terre n’est point sans ressemblance avec une geфle. Qui sait si l’homme n’est pas un repris de justice divine?

Regardez la vie de prиs. Elle est ainsi faite qu’on y sent partout de la punition.

Кtes-vous ce qu’on appelle un heureux? Eh bien, vous кtes triste tous les jours. Chaque jour a son grand chagrin ou son petit souci. Hier, vous trembliez pour une santй qui vous est chиre, aujourd’hui vous craignez pour la vфtre, demain ce sera une inquiйtude d’argent, aprиs-demain la diatribe d’un calomniateur, l’autre aprиs-demain le malheur d’un ami; puis le temps qu’il fait, puis quelque chose de cassй ou de perdu, puis un plaisir que la conscience et la colonne vertйbrale vous reprochent; une autre fois, la marche des affaires publiques. Sans compter les peines de cњur. Et ainsi de suite. Un nuage se dissipe, un autre se reforme. А peine un jour sur cent de pleine joie et de plein soleil. Et vous кtes de ce petit nombre qui a le bonheur! Quant aux autres hommes, la nuit stagnante est sur eux.

Les esprits rйflйchis usent peu de cette locution: les heureux et les malheureux. Dans ce monde, vestibule d’un autre йvidemment, il n’y a pas d’heureux.

La vraie division humaine est celle-ci: les lumineux et les tйnйbreux.

Diminuer le nombre des tйnйbreux, augmenter le nombre des lumineux, voilа le but. C’est pourquoi nous crions: enseignement! science! Apprendre а lire, c’est allumer du feu; toute syllabe йpelйe йtincelle.

Du reste qui dit lumiиre ne dit pas nйcessairement joie. On souffre dans la lumiиre; l’excиs brыle. La flamme est ennemie de l’aile. Brыler sans cesser de voler, c’est lа le prodige du gйnie.

Quand vous connaоtrez et quand vous aimerez, vous souffrirez encore. Le jour naоt en larmes. Les lumineux pleurent, ne fыt-ce que sur les tйnйbreux.

L’argot, est la langue des tйnйbreux.

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